🗺 Des voyages sur Google Street View et des morts en direct
Pauline Chasseray-Peraldi travaille sur les traces laissées par la « Google Car » sur son environnement. La pandémie a donné lieu à de nombreuses morts et enterrements en direct sur FaceTime.
arobase, c’est chaque semaine une rencontre avec celles et ceux qui font internet (artistes, vidéastes, chercheuses et chercheurs, journalistes) ; des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux ; des rendez-vous de choses à voir et à écouter.
🗺Rencontre avec Pauline Chasseray-Peraldi
La « Google Car » a capturé au moins un instant de ma vie, poussant un Vélib en 2008, rue de Maubeuge, à Paris. Plus récemment, la voiture de Google est passée dans mon quartier, au mois de mars 2020, alors que tout était fermé. On retrouve ainsi sur Google Street View des magasins avec le rideau baissé, des rues vides, sauvegardés pour l’éternité (au moins).
Il y a une certaine ironie à voir cheminer la voiture de Google en pleine période de confinement alors que pendant ce temps, artistes et internautes se tournaient vers la plateforme pour des explorations virtuelles.
« Depuis 2008, de nombreux artistes se sont saisis de ces images pour en faire le support de leurs projets », confirme Pauline Chasseray Peraldi, doctorante au Gripic, le laboratoire de recherche en sciences de l’information et de la communication de Sorbonne Université - Celsa, avec qui j’ai discuté par téléphone. Elle écrit une thèse autour des paysages numérisés de Google Street View.
Parmi les artistes, on peut citer Julien Levesque, qui propose des cartes postales à partir de quatre paysages de Street View redécoupés. Jenny Odell a cherché de son côté des traces du tripode photographe sur le site. Jon Rafman propose 9-eyes, un blog de captures « insolites » tirées de Street View (accidents, animaux, formes étranges, etc) remis à jour à l’occasion de la pandémie.
« Ces projets d’artistes pointent une qualité particulière des paysages numérisés. Les images sont des collaborations vivantes », précise Pauline. Pour sa thèse, elle a choisi d’explorer les moyens de « saisir au sein d'une image la présence du dispositif qui la fait naître », en se concentrant sur la plateforme de Google.
L’exemple le plus évident est une série de Michael Wolf, nommée Fuck you. Elle catalogue les passants adressant un doigt d’honneur à la « Google car ». Ces gestes n’auraient pas existé sans le passage de la voiture. « L’analyse des perturbations liées au passage de la voiture me permet d’explorer la présence et la matérialité de la machine », explique Pauline.
« Les images de Google Street View ont tendance à faire disparaître les conditions de leur production et de mettre l’accent sur les paysages spectaculaires parcourus plutôt que sur la part de raté ou d’ordinaire qui existe sur la plateforme. »
Pour rédiger sa thèse, Pauline s’est concentrée sur 221 captures de la catégorie « Animals » sur le site StreetView Fun, les a triées puis analysées. « Je postule que l’analyse des perturbations engendrées par le passage de la machine permette d’explorer la présence et la matérialité de celle-ci. »
« L’anthropologiste Anna Tsing incite à pratiquer l’art d’être à l’affût d’alliés communs et latents », poursuit Pauline. Animaux et végétaux sont des alliés pour comprendre la machine. Elle cite ainsi le cas d’un cheval, effrayé par la voiture de Google, qui a fait tomber sa cavalière.
Des feuilles dans l’objectif révèlent la hauteur de la caméra. La présence d’un insecte sur la lentille photographique oblige le conducteur ou la conductrice à s’arrêter.
La thèse de Pauline s’interroge également sur le paysage, et comment il est lié à une certaine conception de l'environnement. Notre discussion s’est alors poursuivie sur les ancêtres de Google Street View, comme les photos de Raymond Depardon, qui parcourait la France pour la Datar. L’artiste Caroline Delieutraz avait d’ailleurs cherché les photos du photographe sur Google Street View, pour mieux les recréer.
Dans un article, Pauline Chasseray-Peraldi relie, en effet, ces photographies à « plusieurs projets d’enregistrements et de mesures du territoire comme ceux de la section photographique de la Farm Security Administration (FSA, États-Unis) et de la mission photographique lancée par la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar, France). »
On cite pèle-mèle les photographies de Bernd et Hilla Becher, ou le récemment mis en ligne Atlas des régions naturelles d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier qui explorent le paysage français, du même point de vue, finalement, que le conducteur ou la conductrice de la Google Car. Ces paysages de bord de routes ont une certaine poésie qui n’apparaît qu’une fois extraient de leur environnement.
« Un paysage est le reflet d'un ordre social et politique », conclut Pauline, en citant Jacques Rancière.
📹Pépites
Chaque semaine, je vous propose des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux. Certains passages ci-dessous parlent de mort ou de fin de vie et peuvent heurter des sensibilités.
Début août 2019, j’étais sur mon canapé à Paris à télécharger l’application Facebook sur mon iPad et à retrouver mon compte de secours. Une fois connecté, je suis allé voir un direct Facebook réalisé depuis une église baptiste au Texas.
J’allais assister à une cérémonie en hommage à Jerry Sanders, mort quelques jours plus tôt. Sa femme, ses filles, ses arrières-petits-enfants sont réuni·es autour d’un piano et chantent. Une petite-fille tient son téléphone face à elle et filme en continu la cérémonie. Drôle de sensation que d’assister à un enterrement depuis son canapé. D’habitude, lorsque ça m’arrive, Julien Bugier est aux commentaires et je regarde la télévision.
Et puis, 2020, la pandémie, la peur, les jauges... J’ai eu la chance de n’avoir aucun proche gravement malade ou mort. Les visites, les morts et les enterrements par visioconférence se sont hélas multipliés pour d’autres. Une femme du Colorado se laisse filmer par les caméras de Fox Denver alors qu’elle assiste à l’enterrement, à distance, de sa mère, morte du Covid-19. Elle espère ainsi sensibiliser ceux qui doutent encore de l’existence ou de la virulence de la maladie.
Une autre photo a été prise il y a quelques jours par un docteur spécialisé dans les soins palliatifs, la prise en charge de la fin de vie. Elle résume bien ces nouvelles pratiques. Des dizaines d’iPad sont alignés dans le couloir d’un hôpital pour permettre les « visites virtuelles » des proches de patient·es.
Ces visites virtuelles, l’anthropologue Laurence Tessier les raconte après avoir suivi le quotidien d’un hôpital américain pendant la première vague du Covid-19. Que les patients soient blessés par balle ou touchés par la pandémie, les familles restent à la porte du bâtiment. Parfois, une seule personne peut voir son parent malade.
« Elles crient “Mom !” à l’iPad posé par terre devant elles. Elles disent “I love you/ I’m going to miss you so much/ I hope one day we can all be reunited”. De la musique (Céline Dion) vient de l’iPad et elles restent assises là longtemps, trois heures peut-être, à regarder l’écran en silence, à pleurer, à retirer leur masque pour se moucher. Les quelques personnes qui passent à côté ne font pas attention à elles. C’est une fin de vie en FaceTime. »
A la fin de l’article, Laurence Tessier détaille la fin de vie d’un homme de 55 ans, chauffeur Uber d’origine mexicaine, atteint du Covid-19. Sa famille n’a pas pu se déplacer jusqu’à l’hôpital ou jusqu’à la chambre, en raison de règles sanitaires changeantes. Les soignantes s’affairent alors que l’état de l’homme se dégrade.
« Molly prend le téléphone, le tourne vers l’écran du moniteur, puis dit quelque chose à la femme et aux trois filles. Anh tient la main de l’homme. Sara saisit son stéthoscope. Elle prend le téléphone des mains de Molly et parle en espagnol, la femme crie : “Oh no ! Oh no !”. Sara repasse le téléphone à Molly qui le met devant le visage de l’homme. Sara écoute son cœur, regarde ses pupilles, lui retire son masque à oxygène, essaie de fermer sa bouche qui est grande ouverte. »
De l’autre côté du téléphone, les proches se racontent tout aussi désemparés. Dans une vidéo illustrée, Valérie Ouellet, journaliste à Radio-Canada témoigne des dernières minutes de discussion avec sa grand-mère, par FaceTime encore une fois. « Qu’est-ce que je fais si l’écran gèle ? Et si elle tient l’écran au format portrait ? », s’inquiète-elle.
🚗À suivre, à voir
« Il ne fait jamais nuit sur la carte », commente Ernesto de Carvalho, dans une vidéo réalisée avec Google Street View, recommandée par Pauline Chasseray-Peraldi. L’artiste visite son quartier, à Recife, au Brésil, dans l’interface proposée par Google.
Il constate l’avancée de la ville et des autres dans son quartier, observé en toute objectivité par la voiture de Google. Il observe les contrôles, les arrestations, les personnes allongées sur les trottoirs.
Il s’arrête près des constructions, réalisées à l’approche des Jeux Olympiques. Là encore, la voiture a enregistré un graffiti : « Ceux qui veulent peuvent partir, ceux qui ne peuvent pas vont rester. » Et il raconte tout ce qu’il sait de sa ville, que Google n’enregistre pas.
Nunca é noite no mapa, Ernesto de Carvalho, 2016
La Capella, centre d’arts de Barcelone, propose des sessions Twitch en compagnie d’artistes. Ce soir (jeudi 10 novembre), c’est au tour de Marion Balac, artiste française, de présenter un travail en cours, The Old Internet.
« Une succession de témoignages fictifs à propos des expériences de réseau à venir dans les prochaines décennies », me décrit Marion par mail. Elle parlera de ce projet avec Jordi Ferreiro, artiste et curateur, et répondra aux questions posées en direct.
Twitch session avec Marion Balac, La Capella, le 10 décembre à 19 heures