🎶 « L'algo-ritournelle » de TikTok et des marques voraces
Les boucles de TikTok créent un confort et un territoire, tels que définis par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Les marques ne restent pas longtemps loin des phénomènes en ligne.
arobase, c’est chaque semaine une rencontre avec celles et ceux qui font internet (artistes, vidéastes, chercheuses et chercheurs, journalistes) ; des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux ; des rendez-vous de choses à voir et à écouter.
🎶 Rencontre avec Laurence Allard
Il y a quelques semaines, lors d’une conférence en ligne, Laurence Allard, chercheuse en sciences de la communication aux universités de Lille et Sorbonne Nouvelle-Paris 3, invite les personnes présentes à réaliser un exercice : relire le chapitre sur la ritournelle dans Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari pour y chercher une analogie avec TikTok.
La ritournelle, selon les deux philosophes, est bien plus qu’un refrain, c’est aussi un territoire, une suite de gestes qui créent un confort : « Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s'arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s'abrite comme il peut, ou s'oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. »
Pour trouver son chemin dans le chaos, l’algorithme de TikTok aide beaucoup. « Il est plutôt simple, confirme Laurence Allard par téléphone quelques semaines après. Il fait ce qu’on lui demande. Il nous propose ce qu’on a déjà vu, et apprécié. » Il forme une bulle confortable, qui s’appelle d’ailleurs « Pour toi », comme un chez-soi.
« Maintenant, au contraire, on est chez soi. Mais le chez soi ne préexiste pas : il a fallu tracer un cercle autour du centre fragile et incertain, organiser un espace limité. Beaucoup de composantes très diverses interviennent, repères et marques de toutes sortes.”
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux
Un espace confortable et à l’abri qui peut être souhaité sur la plateforme. « Certaines militantes féministes avec lesquelles j’ai parlé s’abonnent à des comptes et des tags pour architecturer un safe space sur TikTok. L'algorithme qui se matérialise dans le tag #foryou va créér une bulle de filtre plutôt rassurante en ce cas», poursuit la chercheuse.
Et puis, il y a l’au-delà de ce chez-soi rassurant. « On n'ouvre pas le cercle du côté où se pressent les anciennes forces du chaos, mais dans une autre région, créée par le cercle lui-même », remarquent Deleuze et Guattari. Sur TikTok, ça veut dire qu’il faut entraîner son algorithme, lui proposer de nouvelles choses, le tordre un peu et en explorer les limites.
Les moyens pour y parvenir sont multiples. « La “sauce Twitter”, comme on la désigne, permet d’avoir une publicisation de ce qu’il ne faut pas rater sur TikTok depuis cet autre réseau, poursuit la chercheuse. Et, à la marge, vous pouvez avoir des tags ou des thématiques qui vont être proposés dans votre fil, et l’ouvrir un peu. »
Le journaliste Vincent Manilève racontait récemment comment il a essayé d’ouvrir son algorithme TikTok à d’autres contenus : « C’est en remettant ces territoires à plat, en allant chercher soi-même des vidéos et des créateurs différents, que l’on peut sortir de son autoroute de contenus, et explorer enfin des territoires qui étaient jusque-là inaccessibles. »
Pour résumer, Laurence Allard propose le concept d’algo-ritournelle, une ritournelle orchestrée par l’algorithme. Un article devrait être publié prochainement à ce sujet – par l’École supérieure d'art et de design des Pyrénées – et parlera plus précisément des boucles TikTok créées lors du confinement et du mouvement « Black lives matter ».
En effet, à l’instar de #BLM, qui a vu beaucoup de contenu être créé sur TikTok, « la boucle de TikTok est propice à l’activisme en ligne. Elle est extrêmement performante, comme si un mégaphone bloquait sur les premières paroles du slogan. C’est une machine à créer des slogans et à les partager. » Bien sûr, la liberté accordée par TikTok ou le pouvoir de transmission varie en fonction des causes défendues par les militant·es, ou des demandes gouvernementales.
Pépites
Chaque semaine, je vous propose des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux.
Une des boucles TikTok, réalisée par Nathan Apodaca, dont on a le plus parlé en 2020 donne une sensation de grands espaces. On y voit un homme sur son skateboard, bouteille de soda à la main, filer sur la route en écoutant Dreams, de Fleetwood Mac, un léger sourire aux lèvres.
En retournant voir son compte quelques mois plus tard, on constate que ce moment de bonheur ne pouvait rester vierge. Les marques se sont approchées pour bénéficier de l’aura ainsi créée. L’homme a reçu une voiture, offerte par la marque de soda qu’il boit dans sa boucle ; des marques lui offrent des vêtements contre un @. Le capitalisme s’est rappelé à ce moment de grâce.
Un même sentiment m’envahit lorsqu’une publicité reprend Partenaire particulier shittyfluté pour promouvoir un médicament. Shitty Flutes propose depuis six ans des reprises assez médiocres à la flûte à bec, de Toxic à Drake.
Il n’est donc aucun territoire numérique que « les marques » ne cherchent à investir, aucun qu’elles n’épargnent. Et il n’y a rien de neuf. En 2010, le « Double rainbow » était récupéré par Microsoft ; « Keyboard cat » était devenu un panneau publicitaire pour des pistaches. Avec toujours une sensation étrange qu’elles forcent la sympathie en s’appropriant des codes sans trop demander l’avis de personne, mais qu’elles permettent à des internautes anonymes de « gagner au loto » en recevant contrats et cadeaux.
À visiter
L’exposition « Matières d’images » débute au Centre Pompidou dès le vendredi 5 février, dans le cadre du festival Hors Pistes. Une visite virtuelle sera disponible pour évoluer parmi différentes œuvres qui explorent « les signes de l’avenir dans les mutations du paysage ».
Onze vidéos d’incendies filmées en 2020 en direct par des internautes enflamment les murs, une longue membrane capte l’énergie résiduelle de plusieurs appareils électriques, une installation perçoit l’activité du hacker qui prend le contrôle de notre caméra, le tout bercé par le chant chamanique de Seumboy Vrainom :€.
Matières d’images, exposition en ligne, festival Hors Pistes, Centre Pompidou, du 5 au 14 février
Quel autre lieu pouvait accueillir une discussion au sujet des artistes qui font réapparaître le cloud « vaporeux » que le centre Pompidou, affichant fièrement toute son infrastructure ? Dans une rencontre vidéo, filmée également à l’occasion du Festival Hors Pistes, Marie Lechner propose un panorama d’œuvres dévoilant les dessous des data-centers.
Marie Lechner présente également le travail de Lisa Barnard, photographe qui a exploré les machines derrière le bitcoin. Elle s’est par exemple rendue dans un data-center en Islande.
Énergie, la dépense à l’œuvre, rencontre avec Marie Lechner, festival Hors Pistes Centre Pompidou, 57 minutes
On parle de nous
Benoît a partagé le dernier numéro d’arobase à tous ses abonné·es Twitter, intrigué qu’il était par les chèvres invitées en visio. Il y a deux jours, la BBC rappelait ce qu’on vous racontait : ces invitations ont rapporté près de 60 000 euros à la ferme, leur permettant de passer sereinement cette année particulière.
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