⚙️ Des objets « diy » pour repenser notre lien à la technologie et des compteurs à zéro
Dasha Ilina crée des objets pour interroger l'effet des technologies sur nos corps et nos relations. Les streamers sans spectateur interrogent sur l'équilibre entre quantité et qualité.
⚙️ Rencontre avec Dasha Ilina
L’oreiller, hélas, est accroché au mur. Il semble pourtant confortable et prêt à accueillir notre tête. Il est brodé d’un écran de smartphone. Plusieurs notifications sont affichées. Réalisé par Dasha Ilina, il est exposé jusqu’à la mi-mars sur les murs de Mains d’Œuvre, à Saint-Ouen, dans le cadre de l’exposition Stranger Dreams.
Dans l’enquête anthropologique sur les smartphones publiée par Nicolas Nova, socio-anthropologue, le smartphone est résumé en six objets analogues, de la baguette magique au cocon en passant par la prothèse. L’oreiller n’y figure pas, mais on trouver le lien particulier qu’on entretient avec l’oreiller au gré des pages, que ce soit le confort et le cocon créé par le téléphone, ou son aspect addictif.
Aurait-il fallu l’ajouter ? Peut-être, selon Dasha, qui me répond sur Instagram :
« Je me souviens d’avoir utilisé, il y a quelques années, une application pour m'aider à dormir qui m'a obligé à garder le portable sous l'oreiller parce que l'application “analysait” mon cycle de sommeil. Après quelques mois, ça ne m'a pas du tout aidé, et ça a peut-être même empiré mon sommeil parce que j'avais un accès plus rapide à mon portable. »
Pour remédier à ce problème, on peut se tourner vers l’Insomnia-Free Box, qui enferme le téléphone pour la nuit. L’objet a été conçu par Dasha, dans le cadre du Center for Technological Pain. Elle s’est en effet spécialisée dans la conception d’objets qui mettent en lumière les problèmes créés par les technologies sur les corps.
Plus que les objets en eux-même, c’est le processus de création qui permettent de comprendre comment les gadgets téléphoniques modifient nos corps. « Les objets du Center for Technological Pain, en eux-mêmes, n'étaient pas forcément faits pour comprendre les malheurs causés par la technologie, raconte Dasha. C'est le processus de création des objets qui a joué ce rôle. Très tôt dans la préparation du projet, j’ai commencé à faire des ateliers. La conception des prototypes était la partie la plus intéressante du projet. »
L’artiste russe est en résidence à Mains d’Œuvres jusqu’en septembre 2021. Elle travaille notamment à Let Me Fix You, un projet de tuto ASMR où l’on suit la réparation d’un robot. Les différentes étapes de la construction de l’œuvre peuvent être découvertes en ligne, sur le site de l’artiste.
« La technicienne découvre que le robot d’assistance qu’elle est supposée réparer n’est pas vraiment cassé, mais est devenu conscient de son incapacité à proposer une assistance convenable à son·sa propriétaire, simplement parce qu’il n’est pas humain. »
Avec son travail, Dasha Ilina nous pousse à nous interroger sur les nouvelles technologies, leur impact sur nos vies, sur nos corps et sur nos interactions.
Pépites
Chaque semaine, je vous propose des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux.
Zéro vues, ou presque. Quand les compteurs sont devenus la métrique de réussite, que se passe-t-il en bas du classement ? Depuis 2017, petittube propose, au hasard, des vidéos Youtube n’ayant jamais été vues. Les vidéos générées automatiquement suivent des témoignages face caméra où des vidéos promotionelles pour des gadgets russes.
Clémence Duneau, journaliste au Monde, s’est penchée sur les utilisateur·ices Twitch qui streament sans spectateur·ices. 95 % des contenus diffusés sur la plateforme sont regardés, en moyenne, par cinq personnes ou moins.
Derrière les témoignages affleure toujours l’idée que la création de contenu, l’abnégation, et le stream autant que possible, finiront par attirer plus de spectateur·ices. Comme un « rêve américain » appliqué à Twitch. Jean Massiet, qui streame notamment les questions au gouvernement ne dit pas autre chose en partageant l’article du Monde : « J'ai streamé devant cinq viewers pendant des mois. J'ai mis deux ans à atteindre 200 viewers de moyenne. Courage, c'est une excellente école ! »
Eric, twitcheur confidentiel, sous le nom de chicoow, relativise auprès du Monde : « Il ne faut pas se voiler la face, on sait qu’il y a peu de chance qu’on finisse par en vivre. Mais comme dans tous les cas je vais jouer, autant que je streame – et profiter des quelques rencontres que je vais faire. »
Laurent, ou MrLuffy047, un ancien twitcher confidentiel, s’est fait « raid » par un gros compte, qui a invité tous ses spectateur·ices à se rendre sur son stream. Il y a gagné quelques milliers d’abonné·es, mais compte une dizaine de viewers seulement à chaque stream. Il ne s’en plaint pas : « J’aime bien pouvoir discuter tranquillement avec mes spectateurs. Finalement, c’est peut-être mieux comme ça. »
Cette satisfaction d’avoir un faible nombre de spectateur·ices m’a fait penser à une autre histoire. Dans leur livre La nouvelle guerre des étoiles, les journalistes Vincent Coquaz et Ismaël Halissat racontent la déconvenue d’un restaurateur devenu le premier sur TripAdvisor. Le Cappiello a reçu, grâce à un bon rapport qualité-prix et au bouche-à-oreille, de bonnes notes sur le site, jusqu’à atteindre le haut du classement.
« Je voyais les yeux des clients changer, raconte Camille Revel, le restaurateur. On passe de clients qui sont là pour manger à des clients qui sont là pour juger. » Cette première place leur apporte un sursaut de revenus, mais les rapproche du burn-out. Heureusement, grâce aux clients mécontents de ne pas être dans le meilleur restaurant de Paris, la première place s’éloigne et le restaurant retrouve un nombre de convives « absorbable »1.
Alors quel est le bon équilibre, entre les abonné·es à la pelle, gagnés à coup de growth hacking ou de hasard, au risque de faire disparaître la convivialité et le compteur à zéro, comme un cri dans le désert ? Et qu’apporte ce « rêve américain » numérique qui veut qu’on réussira tous à percer, à force d’essayer, à part du contenu nourrissant les plateformes ?
À voir
Outre Dasha Ilina, vous pourrez voir moults artistes à Mains d’Œuvres dans le cadre de l’exposition Stranger Dreams préparée par Klio Krajewska. Grégory Chatonsky propose une machine à rêve, nourrie par des milliers de rêves compilés par deux chercheurs de l’Université de Californie, et qui en génère de nouveaux, égrénés par des voix robotisées. Caroline Delieutraz fait un unboxing avec l’aide d’une artiste ASMR.
Au delà des quelques visiteur·ices masqué·es, les humains se comptent sur les doigts d’une main dans l’exposition. On n’a plus besoin d’eux finalement. L’œuvre « préférée » de la commissaire est elle aussi laissée aux machines. Memo Akten, pour Learning to See: Gloomy Sunday, a alimenté un algorithme de machine learning de paysages et lui présente ensuite une vidéo beaucoup plus prosaïque de manipulation de câbles. Elles sont réinterprêtées comme de nouveaux paysages poétiques et artificiels.
Stranger Dreams, Mains d’Œuvres (Saint-Ouen), jusqu’au 14 mars, entrée libre, réservation obligatoire
On parle de nous
Au risque de la contradiction, c’est toujours plaisant d’avoir des lecteurs et des lectrices plus nombreux, pour créer des discussions, recevoir des recommandations. La semaine dernière, Olivier découvrait, grâce à nous, les poèmes d’Allison Parrish, le partageait à ses abonné·es, et nous l’en remercions.
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Entre ce témoignage et aujourd’hui, Justine Piluso, la cheffe de cuisine, a été candidate de l’émission Top Chef. Le restaurant lui, a fermé peu de temps avant la diffusion de l’émission, en décembre 2019.