đ L'internet d'Alice Zeniter et le temps d'une pause
Alice Zeniter parle d'internet dans ses deux derniers livres et nous en parle. Je vous propose aussi une pause, grùce à deux artistes et un entrepreneur, qui prendra tout votre écran.
arobase, câest chaque semaine une rencontre avec celles et ceux qui font internet (artistes, vidĂ©astes, chercheuses et chercheurs, journalistes) ; des pĂ©pites, souvenirs de temps passĂ© sur internet ou documents originaux ; des rendez-vous de choses Ă voir et Ă Ă©couter.
đ Rencontre avec Alice Zeniter
Dans Comme un empire dans un empire, Alice Zeniter explore ce quâest lâengagement en 2020, et les multiples formes quâil peut prendre. On suit notamment L, hackeuse Ă©mĂ©rite, dans des allers-retours entre le « dedans » et le « dehors ». Ce « dedans », câest internet ; L y passe de nombreuses heures pour disserter, aider des femmes cyber-harcelĂ©es par leur ex ou participer Ă des opĂ©rations de riposte en ligne.

Dans ce livre, comme dans le prĂ©cĂ©dent, LâArt de perdre, qui avait dâailleurs reçu le Goncourt des lycĂ©ens, internet est une prĂ©sence ou un lieu Ă©chappatoire. Jâai donc posĂ© quelques questions Ă Alice Zeniter sur sa vision dâinternet et lâutilitĂ© de ce rĂ©seau dans ses romans. Elle dĂ©taille, par mail :
« Internet est Ă la fois un espace (le âdedansâ de L dans Comme un empire, lâĂ©tal de la mĂ©moire collective qui remplace les rĂ©cits familiaux pour NaĂŻma dans LâArt de perdre) et un marqueur temporel, presque un effet de rupture entre les gĂ©nĂ©rations. »
Dans LâArt de perdre, NaĂŻma se plonge dans internet â « lâĂ©tal de la mĂ©moire collective » â avant de partir en AlgĂ©rie, rĂ©alisant quâelle nâen a appris que trĂšs peu sur ce pays dont vient sa famille paternelle. Elle y passe ses nuits, errant, jusquâĂ en avoir les yeux qui piquent Ă la recherche de vidĂ©os, de liens, de textes.
Les nuits dĂ©sormais se ressemblent : elle ne reste pas prendre un verre avec Kamel et Ălise au sortir de la galerie, elle nâappelle personne et ne rĂ©pond pas non plus aux textos de Christophe qui parviennent Ă se faire insistant tout en restant lapidaires. elle reste chez elle Ă regarder des documentaires sur Youtube en mangeant de la bouffe chinoise achetĂ©e au traiteur dâen bas.
LâArt de perdre, Flammarion, 2017
Alice se rappelle : « Cette scĂšne reproduit le dĂ©sarroi dans lequel me plongeait mes premiĂšres recherches pour le roman. Et, comme NaĂŻma, je me suis dit que je reviendrai glaner des informations en ligne un peu plus tard, et quâil valait mieux commencer par les livres â pour ne pas entendre Ă la fois trop de voix discordantes. »

Les voix discordantes sont en effet nombreuses en ligne à propos des liens entre Algérie et France. Dans un entretien donné à Mediapart, Alice constate que les souvenirs présents en ligne sont entre les mains des pieds-noirs :
« Câest sur leurs pages Facebook et leurs sites web que tu trouves les photos des villages et des Ă©coles de lâĂ©poque. Jâai trouvĂ© un reportage de lâINA sur les camps de harkis dans le sud de la France. Le reportage est raciste, il est plein de commentaires racistes. Les seules photos de famille que jâaie, elles sont entre les mains du vieil oncle raciste et je ne peux pas avoir ces photos sans les commentaires qui vont avec. »
La solution, face Ă ces prĂ©sences inopportunes, rĂ©siderait peut-ĂȘtre dans des espaces protĂ©gĂ©s, selon Alice : « Je partage assez la vision de L sur le fait quâil existe des petits territoires qui doivent ĂȘtre dĂ©fendus pour rester nĂŽtres : câest-Ă -dire hors dâatteinte des agressions mais aussi du recel de nos donnĂ©es. Le problĂšme, câest quâil est assez facile dâavoir lâillusion quâun forum, un rĂ©seau social, un site, un fil de conversation ou une rĂ©union Ă plusieurs en ligne est un Ăźlot familier, ami, une bulle. »
Lâautrice est nĂ©e en 1986, et â comme de nombreuses personnes de son Ăąge, je crois â a avec internet une relation particuliĂšre : « Dans Jusque dans nos bras, jâai Ă©crit âJe fais partie de la gĂ©nĂ©ration qui nâest pas nĂ©e avec Internet mais qui a grandi avec lui. Jâai un lien si tendre avec Internetâ. Cette phrase me paraĂźt toujours fonctionner dix ans plus tard. »
« Jâai cru quâInternet Ă©tait un territoire fini dont je pourrais un jour avoir fait le tour (et dâailleurs jâessayais dâĂ©puiser tel ou tel sujet, comme les Spice Girls ou Escaflowne). Et, dâune certaine maniĂšre, il mâarrive dâavoir la nostalgie de ces premiers temps dâinternet parce que ça avait alors une existence concrĂšte et revĂȘche : câĂ©tait lent, câĂ©tait bruyant des bips du modem, câĂ©tait minutĂ© et circonscrit, ça demandait une sĂ©rie dâactions si compliquĂ©es pour ĂȘtre atteint quâon ne pouvait pas les rĂ©aliser sans sâen rendre compte⊠»
Au-delĂ de la nostalgie intrinsĂšque, internet peut aussi ĂȘtre une source de rĂȘverie et de poĂ©sie, sans mĂȘme avoir Ă sâintĂ©resser Ă son contenu. Ainsi, alors que L ouvre une connexion VPN pour Isabelle, les deux choisissent avec soin la localisation du-dit VPN. Elles Ă©grĂšnent les villes et les souvenirs associĂ©s, avant de se dĂ©cider pour Grenade, en Espagne, « parce que le printemps parisien nâĂ©tait pas encore arrivé ».
Isabelle rĂȘvait que sa fille, ou les Russes, ou le monde entier, en tentant de localiser sa machine, lâimaginent assises Ă une petite table au plateau de mosaĂŻque dans le quartier dâAlbaicĂn, les lĂšvres rendues huileuses par les poivrons farcis.
Comme un empire dans un empire, Flammarion, 2020
đ§PĂ©pites
Chaque semaine, je vous propose des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux.
Quand on a les yeux qui piquent soit Ă cause dâun trop plein dâinternet, soit Ă cause dâune mauvaise journĂ©e, on a deux choix : continuer Ă creuser, sâĂ©puiser les yeux encore plus malgrĂ© les lunettes aux reflets adaptĂ©s, ou prendre un peu de recul.
Les artistes Romi Ron Morrison et Loren Britton ont créé Soundings, un bookmarklet qui transformera nâimporte quelle page en espace de dĂ©tente et de rĂ©flexion, commandĂ© par Kunsthalle Amsterdam et Alt_Cph_2020.
« Ce bookmarklet est une invitation que nous vous faisons dâinterrompre volontairement votre navigation web, et de ralentir. Dans quelles mesures vĂ©rifiez-vous comment vous allez lorsque vous lisez les infos ? Lisez un mail ? Regardez une vidĂ©o ? Comment vous sentez-vous ? Et comment votre corps se sent ? Nous vous invitons Ă le vĂ©rifier. »
Des pinceaux qui distillent un peu de peinture Ă lâeau, une musique douce, des lectures dâAudre Lorde ou dâAlexis Pauline Gumbs, deux autrices noires... Tout ça, accessible en un clic, depuis nâimporte quelle page sur laquelle vous vous trouvez.
Ce dispositif nâest pas le seul Ă nous pousser Ă faire une pause. On se souvient notamment de donothingfor2minutes.com, qui propose un paysage marin, des sons de vagues et un dĂ©compte de deux minutes qui recommence si jamais la souris est bougĂ©e ou le clavier est utilisĂ©. Le site avait Ă©tĂ© lancĂ© en 2011 et avait Ă©tĂ© accueilli avec enthousiasme par les commentateurs de lâĂ©poque, tentant de relever le dĂ©fi.
Je dĂ©couvre que le site a Ă©tĂ© créé comme un side-project et « une mĂ©ditation sur la maniĂšre dont la technologie change la maniĂšre dont nous pensons et nous comportons », par Alex Tew, crĂ©ateur de The Million Dollar Homepage (dont je vous parlais dans le neuviĂšme numĂ©ro de Nichons-nous dans lâInternet). Il a depuis lancĂ© Calm, et a opportunĂ©ment transformĂ© la blague en une promotion de lâapplication, dĂ©diĂ©e Ă la mĂ©ditation.
à écouter
Bertrand Burgalat enchante parfois quelques moments de ma vie ; notamment grĂące Ă Virginie Despentes qui met dans les oreilles de son hĂ©ros Aux Cyclades Ă©lectroniques. Dans Vous ĂȘtes ici, sorti en avril, il raconte notamment nos vies sous lâĆil des applis.
Vous ĂȘtes ici, c'est Google Earth qui le dit
Vous ĂȘtes lĂ , sous la Grande Ourse
Vous ĂȘtes ici sâaccompagne dâun clip sous forme de voyage, rĂ©alisĂ© avec les outils de Google â Maps et Street View â par BenoĂźt Forgeard et Natacha Seweryn.
Vous ĂȘtes ici, Bertrand Burgalat, clip rĂ©alisĂ© par BenoĂźt Forgeard et Natacha Seweryn, avril 2020
Tumblr héberge encore quelques utilisateurs et des images intéressantes. Son rachat par Yahoo! a néanmoins freiné la créativité de la plateforme et a fait partir de nombreux fans. Yahoo!, qui a déjà tué Geocities, a achevé Tumblr, notamment en contrÎlant drastiquement les contenus pornographiques.
Morgane Tual, journaliste à Pixels, discute avec Lucie Ronfaut pour Programme B de cette plateforme prometteuse dont le rachat a signé la fin. La plateforme appartient désormais à Automattic, qui développe Wordpress.
Tumblr, dernier bastion du web, Programme B, décembre 2020
đŁ On parle de nous
Dans Papillotes, la newsletter de Nicolas Frespech, arobase est citĂ©e comme « une infoliste qu'on adore ». Est fait notamment rĂ©fĂ©rence Ă ce que je racontais sur la fin de Flash, qui se rapproche. Merci Ă Nicolas et faites comme lui : nâhĂ©sitez pas Ă parler dâarobase et Ă en dire du bien. đ