🎭 Une intimité exposée en ligne et la nostalgie de Tumblr
Les emails et d'autres données personnelles de Quentin Lafay ont été mises en ligne à la suite d'un piratage ; il en tire un roman. La « Tumblr culture » était une sous-culture réconfortante.
🎭 Rencontre avec Quentin Lafay
« Internet n'est plus pour moi ce no man's land, cette zone neutre et fantasmée à mi chemin entre le réel et le virtuel. Dans mon esprit retracté, il est devenu le terrain même du combat, l'espace qui m'oppose à un ennemi insaisissable mais omniprésent, sans identité. »
Qu'arrive-t-il lorsque plusieurs années de traces numériques sont publiées d'un bloc, sur internet ? Gaspard le découvre un matin, héros de L'Intrusion, un roman paru l'an dernier et écrit par Quentin Lafay. Quentin Lafay l’a également découvert un jour : membre de l'équipe de campagne d'Emmanuel Macron, une partie de sa vie en ligne a été mise en ligne dans les « Macron Leaks » en 2017.
Gaspard travaille pour Avicenne, une entreprise de conseil et stratégie parisienne légèrement sulfureuse. En répondant à un email qu'il pensait venir d'une collègue, il a fait entrer un malware dans le système informatique. Une des conséquence : la publication en ligne du contenu des boîtes mails d'une trentaine de personnes ; « des secrets ordinaires, mais terriblement précieux », comme les qualifie une des cibles.
La « publication sauvage » de courriels « diffracte totalement l’intimité en révélant ses dimensions multiples, ses incohérences, ses absurdités, en mettant en scène la pluralité du moi », analyse Quentin Lafay par mail, ajoutant que « cette complexité dévoilée est intolérable pour les autres ». Il explique :
« Décortiquée par ses amis, ses collègues, ses parents ou sa copine, elle est jugée comme un tout, comme si les messages d’hier avaient été écrits aujourd’hui et comme si les messages d’aujourd’hui n’avaient pas besoin de contexte, de sous-titres, de recul, pour être lus dans leur vérité. C’est ça, qu’un tel piratage remet en cause : le droit à l’incohérence, c’est-à-dire le droit de changer, au fil des années, et le droit de mener plusieurs vies à la fois. »
Dans le livre, Gaspard raconte ses impressions, lorsqu’il lit les messages envoyés quelques années plus tôt : « Je ne me reconnais pas, je ne m'assume pas, je ne m'aime pas dans ces tournures de phrases, dans ces fragments de textes que je redécouvre un à un, comme si d'autres que moi les avaient écrits, comme si mon écriture, celle du quotidien, était à gémoétrie variable et dépendant chaque fois d'un instant, d'une situation, d'un destinataire. »
Après la « publication sauvage » de ses courriels, l’auteur a changé sa manière de vivre en ligne. Il se tourne vers des applications proposant des conversations chiffrées, efface la plupart des messages qu’il reçoit et continue, malgré lui (« les reliquats de ma paranoïa ») de toujours faire attention « comme si le moindre email ou le moindre SMS pouvaient un jour être publiés, de nouveau ».
Dans son enquête anthropologique sur le smarthpone, Nicolas Nova accorde un chapitre au téléphone « prothèse », sur lequel on se repose pour toutes sortes d’utilisations. Une conséquence obligatoire, semble-t-il, et peut-être aussi parce que les capacités de stockage le permettent, est de tout conserver, de laisser la machine faire le tri. « On peut imaginer toutes les protections que l’on veut, mais on peut également se poser la question de l’utilité de stocker autant de documents sur soi-même », analyse Quentin Lafay, qui a retrouvé aujourd’hui une utilisation « pré-Facebook ».
On confond souvent aujourd’hui la sauvegarde brute de milliers de conversations et de leurs pièces jointes avec l’archivage pratiqué par celles et ceux dont c’est le métier. « Le travail d’archive ne consiste pas à emmagasiner sans fin. Il consiste à recueillir, à choisir, à classer, c’est-à-dire à déterminer ce qui est essentiel, à préserver, en numérique ou en physique, ce à quoi on tient », rappelle Quentin Lafay.
En ouvrant L’Intrusion, on imagine lire un simple thriller économique, en plongée dans des « cyber-batailles » et la révélation de secrets industriels. On découvre surtout une réflexion sur la complexité de l’intimité et de l’identité et comment celles-ci se construisent et sont comprises quand nos vies sont plus ou moins enregistrées dans des serveurs.
Pépites
Chaque semaine, je vous propose des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux.
Tumblr me manque parfois, même si Tumblr est toujours là. Je ne sais pas quand j’ai arrêté de m’y rendre, mais désormais l’icône est un peu seule sur mon ordinateur. Il y a quelques mois, la journaliste Morgane Tual revenait sur les spécificités de cette plateforme dans le cadre d’un épisode de Programme B.
« Les blogs publiés sur Tumblr sont un peu dans la filiation des pages persos : on est dans son espace à soi où on s’exprime », raconte-elle notamment pour expliquer cette place à part de la plateforme. Ironie du sort, Tumblr, tout comme Geocities, paradis de la page perso, ont rejoint le giron de Yahoo!. Heureusement pour le premier, Yahoo! s’en est séparé avant de tout ruiner.
Au début du mois, c’est la vidéaste clarinette qui revenait sur la « Tumblr culture », une sous-culture évoluant autour de Tumblr et d’autres médias sociaux, qui a visiblement forgé l’adolescente qu’elle était, ses influences, ses passions et ses relations. C’est le propre d’une sous-culture, me direz-vous.
Clarinette retrace ce qui a créé cette sous-culture sur Tumblr et en rappelle les principales caractéristiques. Elle associe l’anonymat possible sur Tumblr et ses fonctionnalités de découverte de contenus à sa créativité et sa richesse. En effet, sur Tumblr, on peut poster tous types de contenu, et surtout, sans forcément le faire sous une identité propre, mais plutôt autour d’un lieu, le blog.
L’agilité de Tumblr en fait également une « technologie trans », comme l’expliquent dans un papier de recherche publié par Feminism Media Studies, Oliver L. Haimson, Avery Dame-Griff, Elias Capello et Zahari Richter, chercheur·ses en communication et anthropologie. La question de l’anonymat, par exemple, revient dans les observations partagées aux chercheur·ses par des utilisateur·ices. Trystan raconte :
« C’est anonyme d’une certaine façon. Vous pouvez n’être que la personne que vous dites être. Vous ne partagez que les informations que vous voulez. Vous pouvez simplement y aller et repartager des contenus, sans photo de profil, sans information personnelle… Je pense que ça rend plus simple pour vous de… se débarasser de sa peau et de montrer qui vous êtes vraiment. »
Les chercheur·ses partagent aussi les observations des témoins sur une certaine ouverture de Tumblr, notamment sur la question de la nudité, qui est passé, à la suite du rachat de Yahoo! d’un statut de savoir communautaire médical et social, particulièrement utile aux personnes trans, à un statut de contenu pornographique. Ils concluent en définissant, au passé, Tumblr comme une « technologie trans ».
« Tumblr a permis la réalité, le changement, la séparation du réseau aussi bien que les aspects queer de la multiplicité, de la fluidité et de l’ambigüité nécessaire à la transition de genre », notent les auteur·ices. En ajoutant que l’aspect érotique, désormais disparu est également essentiel, permettant aussi un partage des connaissances sur des corps qui évoluent. Qu’il est dommage d’écrire de telles descriptions et analyses au passé.
À voir, à lire
L’idée est simple, le résultat est surprenant. C’est un mash-up comme on les aime, qui relie plusieurs sources disponibles sur internet en un même lieu. Drive & Listen mélange ainsi des vidéos de personnes se filmant au volant disponibles sur Youtube avec des radios locales proposées en ligne. Sans surprise, le site a été imaginé alors que le monde entier était sous cloche, au printemps 2020. Le résultat est tout à la fois dépaysant, relaxant, surprenant.
Drive & Listen, créé en avril 2020 par Erkam Şeker
On vous parlait la semaine dernière des NFT, présentés par certains comme une « révolution » pour le monde de l’art, et de l’art numérique plus spécialement. Rhizome, qui travaille depuis longtemps dans le domaine de l’art numérique revient sur plusieurs mythes et sur les auto-proclamées avancées attribuées au NFT.
Selon Michael Connor, qui détaille la vision des NFT par Rhizome, l’immuabilité attribuée par un NFT à un objet numérique n’est pas compatible avec les évolutions inhérentes à une oeuvre d’art. L’artiste peut changer de genre, de nom, l’oeuvre aussi. Des conflits peuvent apparaître sur le droit d’auteur…
« L’idée d’un nouveau type d’argent et celle d’un nouveau type de marché de l’art sont puissantes et importantes, mais dangereuses si elle vont trop loin. (…) Les dynamiques qui façonnent le marché du crypto-art sont enracinées dans des infrastructures matérielles, des questions géopolitiques, des relations de pouvoir sociétales profondément ancrées et des frontières de langages et d’accès. (…) Nous devons traiter les NFT non comme un nouvel instrument, mais comme un instrument ancré dans ces réalités sociales existantes. »
Michael Connor explore ensuite la question de l’unicité et de l’authenticité, et comment elles sont liées la valeur d’une oeuvre. Ces questions ont toujours été prégnantes dans le domaine de l’art numérique, et le problème n’est pas réglé complètement par les NFT, ne serait-ce parce que n’importe qui peut attacher un NFT à n’importe quelle œuvre trouvée en ligne, faisant entrer en jeu la nécessaire confiance entre artiste et collectionneur. Il revient sur cette question à travers plusieurs témoignages et anecdotes très intéressantes, remontant jusqu’au début des années 1990.
« Une œuvre d’art vient au monde grâce à son·a créateur·ice, note ainsi Miltos Manetas, qui a créé le mouvement artistique Neen, mais elle ne survit que grâce au collectionneur ou à la collectionneuse qui en prendra soin. » Selon lui, la propriété d’une oeuvre d’art en ligne pouvait donc être liée à son hébergement et son nom de domaine, dont la responsabilité du renouvellement retombait entre les mains de la collectionneuse, ou du collectionneur.
Le débat ressemble pour l’instant à un soliloque, mais je rassemble des échanges sur les NFT dans une suite de commentaires, n’hésitez pas à participer.
Before the Boom et Another New World, Michael Connor, Rhizome, mars 2021
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