Ce que l'on apprend en flânant dans Second Life
Hortense Boulais-Ifrène, raconte dans son mémoire ce qu'était Second Life et ce qu'il en reste, alors que de nombreuses entreprises s'emballent sur le « métavers ».
Rencontre avec Hortense Boulais-Ifrène
Alors que plusieurs entreprises s’emballent ces jours-ci autour du « métavers », j’ai eu la chance de lire le mémoire d’Hortense Boulais-Ifrène sur Second Life1, métavers historique, sous-titré Récits et expérimentations d’une « suburb » fantôme.
Si Second Life permet à certain·es – notamment des personnes isolées ou handicapées – de créer du lien et de voyager, ce nouveau monde est arrimé au Linden dollar, la monnaie officielle en vigueur, rappelle Hortense. Elle introduit : « Second Life est surtout l’hétérotopie capitaliste d'un pouvoir d'achat possiblement illimité, de la vente et de la dépense. »
Conceptualisée par le philosophe Michel Foucault, une hétérotopie est une « utopie localisée », un espace physique qui héberge l’imaginaire. Celle de Second Life, proposée par Linden Lab, donne cependant l’impression d’être à la disposition de ses utilisateur·ices. Ils peuvent y faire ce qu’ils et elles veulent.
Ses créateurs disent s’être inspirés notamment du festival « Burning Man », autre hétérotopie qui se tient chaque année dans le désert du Nevada. « Second Life se positionne donc comme une utopie capitaliste “réalisée”, soumise aux lois de l’offre et la demande », résume Hortense. En ce sens, Second Life est comparable aux immenses centres commerciaux qui fleurissent dans les banlieues américaines.
Pas surprenant donc que la vidéaste Carmen King, reprenant les codes des vlogs, propose en 2020 une visite shopping de la reproduction vide de Rodeo Drive.
Dans un premiers temps, les marques sont nombreuses à arriver sur Second Life. Et puis, la crise de 2008 arrive, les investissements se réduisent. Hortense décrit, citant une vidéo réalisée par la résidente de Second Life, Bolly Coco :
« Le métavers, qui représentait un eldorado de consommateur·ices et d’adhérent·es potentiel·les, a également subit la crise des “subprimes” qui a abondamment contribué au départ des entreprises, universités et banques venues s’approprier la plateforme (et donc d’une grande partie de la population du métavers), menaçant Second Life de fermer entièrement. »
Pour les nouveaux venu·es, Second Life apparaît alors comme une banlieue fantôme, un ghost town que les artistes visitent et racontent. Benjamin Nuel, par exemple, explore dans Pattern Island, les mondes qui disparaissent à la suite de la fermeture des serveurs.
Les décors déserts de Second Life rappellent à Hortense les centres commerciaux vidés explorés par l’artiste américain Dan Bell, dans une série de vidéos, Dead Mall Series. On y voit les travées vides, les stores baissés. « Dans Second Life, les ruines numériques ont pour spécificité de ne pas porter la marque du temps », remarque cependant la chercheuse, reprenant une définition de Karim Charredib2.
Mais ces ruines à la merci de Linden Lab rappellent douloureusement qu’elles peuvent disparaître. De nombreux·ses artistes ayant expérimenté sur la plateforme ne peuvent plus accéder à leurs travaux parce qu’ils ont cessé de payer, et l’export de leurs œuvres est impossible. Des musées ont d’ailleurs commencé à réfléchir à leur travail sur les « médias variables » – ces médias à durée de vie limitée – et à la conservation, ou documentation, nécessaire des œuvres qui y sont créées.
En cyberflânant dans Second Life, en prenant des photos ou en racontant ce qu’elle voit, Hortense Boulais-Ifrène propose, à sa manière de participer à « l’archive de ces lieux en désuétude ». Et elle rappelle que ces métavers, dont tout le monde parle, restent souvent des lieux guidés avant tout par la consommation.
Dans un échange par mail, Hortense s’interroge sur le « métavers » de Facebook, qui se présente comme « un projet unique, sans historicité, écrasant totalement ce qui a été fait auparavant, et qui n’a d’ailleurs pas très bien fonctionné ».
Le mot métavers, rappelle-t-elle, est tiré du roman Snow Crash de Neil Stephenson, qui se déroule « dans un monde dirigé par des grandes entreprises au sein d'une gigantesque banlieue américaine alors que la terre est en déclin écologique sévère ». Faut-il y voir un présage ?
L’histoire de… mon oncle
Les paragraphes qui suivent parlent de mort et de deuil.
Mon oncle est mort il y a quelques jours. Il y a une certaine ironie à en parler dans cette newsletter, parce qu’il n’était pas le plus agile avec les ordinateurs et les smartphones. Il avait 63 ans, et ne s’était pas vraiment intéressé à ces questions. Le mois dernier, il me disait suivre mes voyages grâce à sa femme, qui lui racontait ce qu’elle voyait sur mon compte Instagram.
Si je parle de mon oncle dans cette newsletter, c’est parce que j’ai été triste de n’avoir aucune trace de lui en ligne. J’ai un message de répondeur datant de mon anniversaire, que j’ai sauvegardé pour mieux le réécouter. Mais je n’ai pas beaucoup de photos, pas de compte Instagram à revoir3, pas d’échanges à rallonge sur WhatsApp.
Ces traces numériques, la journaliste Lucie Ronfaut les avait racontées, notamment dans une série audio, Mort à la ligne, que je vous recommande chaudement, et dans Nichons-nous dans l’Internet. Elle écrivait :
« Pour beaucoup, le deuil est privé. Il n’a rien à faire sur des plateformes qu’on utilise avant tout pour se divertir. Malgré tout, certaines personnes ressentent l’envie de parler de leurs défunts. Elles se sentent parfois même responsables de leur présence en ligne. (…) D’autres publient des photos de leurs proches disparus. Pour rappeler leur disparition, pour fêter leur anniversaire, la fête des mères ou des pères. Pour les célébrer. Pour les garder en mémoire. Les algorithmes deviennent un antidote contre l’oubli. »
Si je parle de mon oncle dans cette newsletter, c’est peut-être pour laisser une trace supplémentaire en ligne, lui rendre hommage à ma façon. Alors que j’écris ces lignes, une vidéo TikTok apparaît sur mon téléphone : trois filles partagent la peine d’avoir perdu leur mère.
« La mort est-elle instagrammable ? », s’interrogeait Lucie dans sa série audio. Et les funérailles ? À la fin de l’année 2013, un Tumblr accumulait les photos de selfie pris lors des funérailles, jusqu’à ce que Barack Obama en réalise un lors d’une cérémonie en hommage à Nelson Mandela. Le créateur du Tumblr racontait dans The Guardian :
« Lorsque des adolescent·es partagent sur Twitter un “selfie” pris lors de funérailles, leurs amis ne les critiquent pas. Ils comprennent que leurs amis, à leur manière, expriment une émotion pour lesquels ils n’avaient pas forcément de mots. »
À écouter, à lire
Les arnaqueurs, bien souvent de jeunes hommes installés au Nigéria ou en Côte-d’Ivoire, rivalisent de technologies pour berner plus, et berner mieux. Dans un reportage audio diffusé par Les Pieds sur Terre, on apprend ainsi qu’Yzabel a été piégée de manière élaborée, grâce à des deep fakes.
Grâce à de nombreuses vidéos d’un médecin turcs, le jeune arnaqueur a pu élaborer de nouvelles images et de nouvelles conversations, avec l’aide de l’ordinateur, et présenter ainsi un visage sur FaceTime à l’appui des nombreux messages. La vie en ligne du médecin turc permettait également de donner du poids aux échanges. Yzabel finira par s’en rendre compte. Mais le mal était fait. Yzabel était déterminée à prévenir l’homme dont l’identité a été volée.
Dans un article publié dans le dernier numéro d’Immersion, Alix Desaubliaux raconte les artistes qui ont choisi de faire des expérimentations avec leur identité en la confrontant aux mondes virtuels.
Elle mêle ainsi l’artiste-avatar LaTurbo Avedon, qui est présente dans plusieurs jeux vidéo, et la pratique du drag, qui peut aussi se faire voir de manière ubiquitaire sur les réseaux sociaux.
Le mémoire n’est pas disponible en ligne, hélas.
Il développe sa réflexion dans l’article De Tetris à GTA : la possibilité de ruines vidéoludiques, paru en 2015 dans l’ouvrage collectif Esthétique des ruines : poïétique de la destruction.
Un ami est mort soudainement il y a plusieurs années et son compte Instagram, qu’il alimentait régulièrement est le lieu où je vais pour me recueillir et penser à lui. Sa dernière photo est légendée « 🌴 Petit coin de paradis 🌴 ».