La bédé technocritique de David Snug et la campagne en ligne
David Snug propose d'imaginer ce qu'un jeune vivant en 1989 penserait de nos pratiques actuelles. La campagne électorale a vu plusieurs formats apparaître en ligne, accueillis avec mépris ou légèreté.
Rencontre avec David Snug
L’idée est intéressante et efficace : que dirait un jeune des années 1980 parachuté dans notre monde numérisé ? C’est le travail d’imagination qu’a entrepris David Snug dans sa bande dessinée Ni web ni master (éd. Nada), sortie en février 2022.
Il imagine une rencontre entre un narrateur, dessinateur de bande-dessinée et le même narrateur trente ans plus jeune, fraîchement débarqué d’une machine à voyager dans le temps. L’occasion d’une réflexion critique sur l’effet des technologies sur notre quotidien, et les paradoxes qu’elles font naître.
« Le principe du moi jeune, qui arrive de 1989 et se bouffe tout en direct, fait qu’il a un regard plus critique sur la technologie », m’explique par téléphone David Snug, ajoutant qu’il voulait créer une fiction autour de ces questions, quand beaucoup d’ouvrages existants sont des essais très théoriques et parfois un peu rébarbatif. « Ma génération - j’ai 45 ans - a eu la chance de découvrir le numérique petit à petit. »
Le résultat est réussi, avec une caricature assez fine de nos habitudes en ligne, et de nos petites hypocrisies. Pas un·e seul·e passant·e ne se promène sans être rivé à son téléphone, on passe devant le libraire pour aller chercher ses bandes dessinées livrées au pressing-point-relais. On nous rappelle aussi que les téléphones sont farcis de minéraux sortis de terre par des enfants ou la genèse, souvent similaire, des géants du numérique.
L’objectif principal de David Snug n’est pas forcément de nous faire détruire nos téléphones - « On s’informe sur ces questions en utilisant nos téléphones. C’est très critiquables, mais ils permettent aussi de nous informer » - mais au moins de faire des choix plus raisonnés. Il fait sienne les réflexions de Cédric Biagini, qui signe la préface et a écrit L’Emprise numérique (éditions L’Echappée) : « On ne vit pas dans les années 1950 avec un ordinateur en plus, on vit dans la cité des ordinateurs. »
Il plaide pour de la pédagogie sur les questions numériques, pour mieux s’approprier les outils, mais comprendre aussi leurs limites. Son livre permet de fixer certaines réflexions, en espérant qu’il ne serve pas qu’à prêcher des convaincu·es.
L’histoire de… la campagne en ligne
Il y a parfois un ton moqueur lorsque les médias abordent les campagnes électorales sur internet. On va piocher les contenus les moins intelligents, les plus rigolards, peut-être pour se rassurer sur son sérieux, parfois avec mépris. « Quand les ignorants informent les ignorants, on ne va pas très loin », déclare ainsi un photographe lors d’un déplacement d’Anne Hidalgo, alors que Magali Berdah arrive pour réaliser une vidéo avec la candidate.
A l’occasion de la campagne, l’entrepreneure et influenceuse a en effet produit plusieurs vidéos de rencontre avec des candidat·es (Jean-Luc Mélenchon, Eric Zemmour, Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Anne Hidalgo), sponsorisées par des opticiens ou des centres de formation. Elles ont été vues entre 116 000 pour Valérie Pécresse et 600 000 fois pour Eric Zemmour, preuve s’il en est que l’activité en ligne n’a rien à voir avec le score final. Elle a également convié les jeunes porte-paroles de quelques candidats autour d’une table, pour une vidéo sponsorisée par une chaîne de restaurants de sushi. « Je les mets tous autour d’une table et je me suis dis que comme ils sont jeunes, ils vont parler d’une manière méga-compréhensible… En fait, c’était une catastrophe », raconte-elle à Mediapart.
« Magali Berdah a le droit de s’intéresser aux politiques et d’aller passer des journées avec eux », plaide Jean Massiet, streamer qui anime notamment Backseat sur Twitch, qui refuse de se « poser en “gatekeeper” d’internet » auprès de Mediapart, qui consacre un article à la course aux « influenceur·ses » pendant la campagne. D’autant plus que la vidéo permet, au moins, d’avoir une vague idée des propositions des candidat·es sur plusieurs points importants. Les équipes de candidats compte sur leur relai pour grapiller les voix des jeunes abstentionnistes. 42% des électeurs entre 18 et 24 ans n’auraient pas voté au premier tour, selon Ipsos.
L’attention des jeunes a été aussi un des objectifs des équipes numériques d’Emmanuel Macron, à travers la fameuse vidéo avec Macfly et Carlito – qui a été vue 17,4 millions de fois – ou à travers des clins d’oeil régulier sur TikTok ou Instagram, ou des petits messages discrets. Et que dire des messages de Jean-Baptiste Djebarri sur TikTok, dont nous vous parlions dans le précédent numéro, qui veut « raconter l’activité au quotidien du ministère », comme le racontait Le Monde, en usant jusqu’à la corde le moindre trend sur TikTok.
L’impression donc d’osciller entre mépris ou légèreté… « Il s’invente dans ces contenus autant de mises en récits, de manières de présenter l’information, de faire exister des causes qui sont un terreau puissant pour la politique », analyse Marion Waller, philosophe et urbaniste, dans une note publiée par le think tank Terra Nova, ajoutant que « le champ politique ne pourra pas faire l’impasse sur ce potentiel d’audience, de diffusion d’idées, de transformation de la société qui va bien au-delà du simple divertissement ».
À lire
Les larmes peuvent être un levier puissant pour attirer les utilisateur·ices des réseaux sociaux. C’est ce que raconte Constance Vilanova, dans un article pour la rubrique Pixels du Monde. Un partage de larmes pour faire savoir « que vous n’êtes pas seule à traverser ça », explique une utilisatrice de TikTok, Kyleigh Hensler, qui partage sans fard sa rupture sur le réseau.
Une puissance telle que, comme beaucoup d’autres phénomènes qui déclenchent la viralité, il a été récupéré dans des démarches commerciales. C’est ce que la journaliste Rebecca Reid a appelé, en 2019, le « sadfishing ». « Le sadfishing consiste à utiliser ses émotions, les maximiser et en faire un teasing pour créer de l’engagement. On se filme en pleurant, mais sans dire pourquoi et on génère ainsi une inquiétude chez ses abonnés qui vont commenter et partager ce post », explique au Monde Rebecca Reid.
Selfies en pleurs et « sadfishing » : quand les larmes se mettent en scène sur les réseaux sociaux, Constance Vilanova, Le Monde, 7 avril 2022
« Je vais rendre visite à ma prof favorite que j’ai rencontrée pendant mon séjour de 21 ans en prison », raconte Michael Lacey sur TikTok. Elle ouvre la porte et les deux s’enlacent. Nombreux sont les ancien·nes détenu·es, comme Michael Lacey, à partager leur quotidien sur TikTok, raconte Keri Blakinger dans The Marshall Project.
Ils et elles profitent de ces espaces pour documenter la vie des détenu·es, expliquant ce que c’est que d’avoir ses règles en prison ou d’accoucher ou les préjugés que peuvent avoir celles et ceux qui n’ont pas connu la prison. Enfin, Keri Blakinger cherche à comprendre pourquoi beaucoup de ces utilisateur·ices sont blancs, quand beaucoup des détenu·es ne le sont pas.
Out of prison, TikTok influencers are reshaping how we think about life behind bars, Keri Blakinger, The Marshall Project, 7 avril 2022
Un dernier pour la route
Dans la foulée des Wordle et Sutom, que nous évoquions il y a quelques semaines, est apparu Cémantix, qui fonctionne sur un principe pas très éloigné. Le but, détaillé par Slate, est de trouver un mot en progressant dans son « nuage sémantique ».
Je ne connaissais pas "Ni web ni master" > Merci pour la découverte Alexandre :-)