Un couple d'artiste explore le web avec humour
Eva et Franco Mattes proposent des œuvres inspirées par nos vies en ligne. Un simili-Motus atteint une gloire mondiale. Un article raconte « Nova Roma », aventure collective en ligne autour de Rome.
Web explorers
Eva et Franco Mattes sont deux artistes italiens qui travaillent en couple. Leur dernière exposition, Dear Imaginary Audience, s’est tenue au printemps 2021 au Fotomuseum Winterthur, en Suisse, et a donné lieu à un catalogue, paru chez Spector Books1.
Le travail d’Eva et Franco Mattes s’inspire de ce que le web peut créer de plus tordu. Ils ont ainsi reconstitué physiquement deux chats célèbres sur le Web : Half Cat et Ceiling Cat. Le mème « Half Cat » est souvent dépeint comme le résultat d’une erreur de Google Street View, mais il s’avère qu’il s’agit plutôt d’un photomontage, la trace du même chat, avec quatre pattes, ayant été retrouvée par des internautes.
S’inspirant des vidéos TikTok où des activistes prononcent des discours politiques sous couvert de séances de maquillage, ils ont proposé The Bots, une série de vidéos. Des acteur·ices réinterprètent des interviews menées avec des modérateur·ices par le duo d’artiste et Adrian Chen, un journaliste qui travaille depuis longtemps sur ces nouveaux forçats.
« Vous ne savez jamais ce qui va apparaître sur votre écran. Vous pouvez être en train de manger et hop ! Vous allez crier : “Dites, c’est une photo d’un enfant en train de se faire violer ?” Nous allons tous être choqué·es. Et ensuite, nous reprenons notre travail. »
The Bost (Greek Market)
Hannah Uncut, commandée par le Fotomuseum Winterthur, compte parmi leurs dernières œuvres. C’est un film faisant défiler plusieurs photos, comme si l’on swipait dans son album personnel. L’ensemble des photos a été récupéré sur le téléphone d’une jeune britannique. Les deux artistes l’ont racheté pour 1000 euros, après avoir passé une annonce en ligne, annonçant que les photos achetées seraient présentées au public. Le résultat nous plonge dans la vie et l’évolution d’une inconnue.
Humiliation mondiale
En quelques vidéos sur TikTok, un homme a acquis une célébrité à laquelle il ne s’attendait pas. L’homme en question n’est pas particulièrement galant, il se caractérise même par un comportement désagréable lors de ses rendez-vous sentimentaux avec des femmes, et quelques actions inappropriées.
L’homme, appelé « West Elm Caleb » sur les réseaux sociaux, du nom de son employeur, le vendeur de meubles West Elm. Il est apparu en commentaire d’un TikTok. Une femme s’est plaint de son rendez-vous, et plusieurs utilisatrices lui ont demandé s’il s’agissait de « West Elm Caleb ». En moins de deux, l’homme était identifié et cyber-harcelé, comme le raconte BuzzFeed. De nombreuses personnes, mais aussi de nombreuses marques, ont fait une blague sur lui.
« Nous ne savons pas grand chose sur Caleb. En 48 heures, TikTok vous dira qu’il est un maître de la manipulation avec un trouble de la personnalité. J’hésite à partager ces conclusions, parce que nous avons vu ce qu’il s’est passé avec Couch Guy, qui a expliqué plus tard sur Slate le danger de ces comportements », explique Kate Lindsay dans sa newsletter Embedded. Elle fait référence à Couch Guy, dont nous parlions en décembre.
Ce jeune homme avait reçu les foudres « d’Internet » parce qu’il semblait, dans un TikTok, ne pas montrer assez d’entrain pour accueillir sa petite-amie, qui lui rendait visite. Des utilisateur·ices doutaient de la position de sa main….
Des histoires qui montrent une des limites de l’algorithmes de TikTok qui promeut ce genre de contenu en chaîne, qui reposent notamment sur les interactions avec les autres vidéos: partage de commentaire, collage ou duos… Kate Lindsay conclut ainsi :
« J’aimerais qu’il y ait un endroit où l’on puisse dire de quelqu’un - qui n’est pas une personnalité publique mais une simple personne - qu’il est coupable de comportement dégueulasse mais qu’il ne mérite pas une humiliation mondiale, sans que cela ne soit pris pour une défense de son comportement. (…) J’espère vraiment que Caleb va réviser la manière dont il traite les femmes. Qu’il ne va jamais envoyer de nouveaux “nudes” non sollicités. Qu’il ressent de vrais remords et qu’il va proposer des excuses aux femmes qu’il a blessées. Mais je ne crois pas que 15 millions de personnes doivent y participer. »
Jeux de mots
L’histoire a des airs de roman moderne. Alors qu’une pandémie freine les sorties et les interactions sociales, un développeur, Josh Wardle, bidouille sur internet un jeu pour sa compagne, Palak Shah. « C’est ainsi que Josh montre son amour », raconte Palak Shah au New York Times.
Le jeu a été partagé début octobre et quelques semaines plus tard, plusieurs millions de personnes y jouent ; le jeu est copié, adapté, partagé. Le fonctionnement de Wordle est simple, et comparable à celui de Motus, feue émission sur France 2. Six tentatives, cinq cases pour autant de lettres, trois couleurs permettant de savoir si une lettre est bien placée, dans le mot à trouver mais au mauvais endroit, ou s’il faut l’oublier.
Rest of the world raconte ainsi les différentes versions qui ont émergées autour du monde, adaptation plus ou moins simples en fonction des langages. Pour l’adaptation en tamil, une langue utilisée en Inde, il n’y avait pas assez de six tentatives pour explorer les différentes syllabes présentes dans le mot. Les joueur·ses peuvent faire jusqu’à 50 proposition et le développeur du jeu partage un indice en milieu de journée pour les aider.
En France, au moins deux sites se sont lancé à la suite de la réussite de Wordle. Le Mot, développé par Louan Bengmah, s’inspire complètement de Wordle ; l’autre, Sutom, conçu par Jonathan Magano, reprend les codes de Motus.
« J’avais un peu de mal avec la version anglaise », me raconte Jonathan par DM. En cherchant les origines du jeu, il a identifié Lingo, un jeu télévisé qui a inspiré Motus en France. « Quitte à faire une adaptation en français, autant reprendre les graphismes de la version française, et les règles qui vont avec », explique-t-il.
Selon lui, le succès de Wordle tient à deux choses, « le fait d'avoir un mot par jour, identique pour tout le monde et le fait d'avoir un partage des résultats assez intriguant, qui résume la partie sans gâcher le plaisir pour les autres ». En effet, les couleurs utilisées par Wordle et ses cousins permettent aussi de proposer une manière de partager son avancée sans gâcher la réflexion des autres. En utilisant des émojis, les utilisateur·ices retracent leur expérience pour le mot du jour.
Comme le note le journaliste Charlie Warzel cependant, dans un mécanisme similaire à de nombreux phénomènes internet, un backlash, et surtout à un flot d’articles et commentaires sur le jeu. Un bot par exemple partage à chaque utilisateur de Twitter le mot du lendemain, puisque le code de Wordle n’a pas été réfléchi pour dissimuler ces informations… « Avons-nous construit un internet où apprécier une chose simple avec une communauté étendue est, tout simplement, impossible ? », s’interroge le journaliste.
A écouter, à lire
Dans le cadre d’une série de podcasts sur la disparition de la vie privée, LSD consacre un épisode aux « influenceuses ». Leur vie privée est façonnée par ce qu’elles imaginent être les attentes de leurs abonné-es et leurs centres d’intérêts évoluent en fonction des tendances. Allison, qui partage son quotidien à ses 230 000 abonné-es sur YouTube, raconte notamment :
« Même si parfois, je n'ai pas forcément envie de les partager, je me sens un peu obligée de le faire parce qu'on a toujours peur qu'on nous oublie. »
L’enquête audio donne aussi la parole à Gabrielle Stemmer, interrogée dans cette newsletter il y a plusieurs mois, qui avait réalisée un film consacrée à des influenceuses américaine se filmant en train de faire le ménage. Des mises en perspective intéressante pour une enquête fouillée.
Influenceurs influencés : faire de sa vie privée un métier, Manon Prigent et Séverine Cassar, France Culture, 20 janvier 2022
Dans le dernier numéro de la revue Usbek et Rica, Lambert Stroh raconte l’histoire de Nova Roma, une reconstitution de l’Empire Romain, qui a vécu en ligne pendant plusieurs années, entre 1998 et 2019. Près de trente ans de discussions, de rencontres virtuelles, de lois strictes, d’investissements financiers non-virtuels autour d’une « nouvelle Rome » rassemblant des habitant·es venus des quatre coins du monde.
Ils inventent un système d’impôt, financent des projets bien concrets de restauration de ruines romaines et étendent leur présence, en ligne et hors ligne. Sans trop de surprise, leur aventure voit arriver des graines de dictateur qui parviennent à prendre la main sur Nova Roma.
Grandeur et décadence de l’empire néo-romain, Lambert Stroh, Usbek et Rica n°38
Menaces
J’ai acheté mon exemplaire à la librairie Cahier Central, qui est installée depuis quelques mois à Paris, non loin de Jussieu, et est tenue par Julien Achard, mon ancien collègue de la revue Nichons-nous dans l’Internet.