🖨️ Les machines au service de la poésie et TikTok comme remède à la mélancolie
Dans « Poet against the machine », Magali Nachtergael explore le lien entre la poésie et les outils qui la permettent. TikTok est un endroit agréable, grâce notamment à celles et ceux qui le font.
🖨️ Rencontre avec Magali Nachtergael
En France, la poésie et les poètes sont souvent vus de manière très académiques. Ceux-ci seraient des hommes, très très souvent ; et ils seraient dépositaires d’un « génie poétique » qui expliquerait leur talent et leur travail doit être conséquent. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez-le sans cesse, et le repolissez », intime Nicolas Boileau dans l’Art poétique.
Magali Nachtergael, professeure en littérature française, déconstruit dans Poet against the machine, une histoire technopolitique de la littérature (Le mot et le reste, 2021) cette figure du « génie poétique » en retraçant l’utilisation de machines dans la création de poésie. Le texte et le papier ne sont en effet qu’un élément parmi d’autres dans la production poétique, et son partage.
Le corps et la voix sont par exemple des outils au service la poésie depuis longtemps. S’y ajoutent depuis plusieurs décennies les magnétophones, photocopieuses, ou aujourd’hui les ordinateurs, l’hypertexte, les algorithmes apprenants… Aussi bien pour écrire que pour présenter.
« Ce qui est aujourd’hui considéré comme de la littérature expérimentale ressemble beaucoup à ce que tout le monde peut faire, analyse Magali, que j’ai jointe par téléphone il y a quelques jours. Ces espaces étaient séparés par des concepts symboliques mais pas par des pratiques. J’ai adopté donc une approche par les usages, plutôt que par des hiérarchies symboliques. »
« La littérature se performe, sur des supports en ligne ou dans la rue, nous explique l’autrice. Aujourd’hui, on performe les textes grâce aux machines. » Elle cite, par exemple, dans son livre DAKOTA, « œuvre pionnère de la littérature numérique », réalisée par Young-Hae Chang Heavy Industries, qui fut à l’époque composée en Flash. Le texte et son sens disparaissent derrière un rythme et la présentation des mots.
Un autre apport surprenant de l’informatique à la poésie vient d’un concept, le « demo or die ». Il a probablement atteint son paroxysme dans les keynotes de Steve Jobs, où le patron d’Apple démontrait ses nouveaux produits devant une foule extatique, les manipulait, pour convaincre et donner envie. En 1998, Peter Lunenfeld remarquait que ce concept s’étendait aux artistes : il faut qu’ils performent pour que leur art soit partagé, compris, intégré. Il écrivait :
« Le déplacement vers le numérique dans le design et l’art contemporain aurait du rendre la présence physique encore moins nécessaire. (…) Internet peut servir de moyen de distribution de fichier d’images à un coût réduit et atteindre plus rapidement une distance toujours plus lointaine. (…) Aussi compliqué soit-il de déplacer des images fixes d’une pièces à l’autre et les faire ressembler à ce qui est prévu, c’est exponentiellement plus difficile de s’assurer qu’un projet interactif ressemble, et encore plus fonctionne, comme ce qui est prévu. Et c’est donc ainsi que ces projets interactifs très pointus sont régulièrement présentés par les artistes et les designers eux-mêmes. »
« La démonstration demande ainsi que la présentation devienne une performance », poursuit Peter Lunenfeld. Je racontais notamment dans un précédent numéro d’arobase mon étonnement face à la déclamation par Allison Parrish d’un poème généré par un algorithme de compression à partir d’extraits de la Bible, qui donnait à son travail une dimension supplémentaire.
Dans son livre, Magali Nachtergael évoque notamment les travaux et l’apport de Kenneth Goldsmith, qui documente et archive depuis 1996 sur UbuWeb ces objets poétiques de toutes sortes. Il résumait ainsi sa pratique, dans Nichons-nous dans l’Internet, interrogé par Stéphanie Vidal : «Aujourd'hui, je me définirais plutôt comme un logiciel de traitement de texte, puisque je ne fais rien d'autre que de mettre du langage dans les machines. »
Certains poussent cette exploration de la place du poète encore plus loin. Dans Poet against the machine, on découvre également Ross Goodwin qui, dans 1 the Road, a ainsi programmé un algorithme de machine learning pour décrire cliniquement le chemin pris par une voiture suivant les traces des héros d’On the road, le roman de Jack Kerouac. Le livre de Magali Nachtergael nous aide à retrouver les traces de la poésie : elle est partout ; le poète ou la poétesse la fait apparaître, même dans les machines.
Pépites
Chaque semaine, je vous propose des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux.
En guise de préambule, il ne s’agit pas de dire dans les lignes qui suivent que TikTok est fantastique. Comme presque tous les réseaux sociaux, il charrie son lot de désinformation, manipulations et autres appels à la violence ou au cyberharcèlement. Mais souvent, quand je quitte TikTok, c’est à regret – vous saviez que TikTok avait plusieurs vidéos qui apparaissaient après une longue utilisation ? – et après avoir vu plein de choses qui me font sourire.
Est-ce le fait que les commentaires soient masqués par défaut, comme le note la chercheuse Laurence Allard dans Neon ? Est-ce la créativité de la plateforme et de ses utilisateur·ices qui ragaillardise ? Ou cette algo-ritournelle – décrite là encore par Laurence Allard dans un précédent numéro d’arobase, qui serait intrinsèquement réconfortante ?
Il y a en tout cas un réconfort en voyant surgir des messages musicaux, des messages positifs. L’autre jour, c’était un simple post de Gabe Escobar, qui racontait comment il arrivait à manger grâce au soutien de nombreuses autres personnes rassemblées dans une conversation Zoom.
Il y a quelques semaines, c’était Sarah Wildman qui racontait le soutien qu’avait trouvé sa fille sur la plateforme tout au long de sa lutte contre un cancer, interagissant avec des utilisateur·ices, racontant sa maladie en moins de 45 secondes. Le résultat est « un aperçu de la manière dont une collégienne comprend l’insaisissable », témoigne la mère.
« J’ai voulu montrer qu’on peut être un ado et avoir une vie sympa en étant en fauteuil. Les millions de vues, ça me touche beaucoup et je me dis que j’ai une grosse responsabilité », racontait Arthur Baucheron dans Libération la semaine dernière. Inscrit sur l’application il y a un an, il raconte régulièrment sa vie et répond aux interrogations sur son fauteuil roulant.
Il y a quelques jours, Ryan Broderick partageait dans sa newsletter Garbage Day les comptes de Milad, qui réalise des sandwichs, caméra vissée sur la tête, tout en racontant une anecdote personnelle, ou de Dylan Lemay, qui fait la même chose avec des glaces. L’anecdote est courte, la performance est amusante, les glaces sont parfois surprenantes.
Un ami m’a envoyé un autre compte, où une femme, mamancool8, arrive d’un coin du cadre pour présenter le repas qu’elle vient de préparer. Ces exemples n’en sont quelques uns parmi d’autres. Grâce à l’algorithme de la plateforme, on pousse la porte de nombreuses personnes, juste assez longtemps pour être impressionné et pas trop pour ne pas être ennuyé…
À voir, à lire
On vous en parlait dès le deuxième numéro d’arobase. Le duo fleuryfontaine s’est penché sur les violences policières. Ils ont modélisé les blessures causées lors de différentes manifestations, et les font vivre sur des écrans. L’œuvre Pax est visible dans le cadre de l’exposition Après les sirènes, à Paris, à la galerie Glassbox. L’exposition est accessible sur rendez-vous.
Autre œuvre présenté, Cristaux liquides, un film de Quentin L’Helgouach, où un homme marche en compagnie d’une créature en 3D, à moins que ça ne soit l’inverse. On bascule d’une randonnée en montagne à un univers en réalité virtuelle, toujours accompagné par cette créature, aux gestes légèrement désarticulés, avec un écran comme seul lien.
Rest of the world est un média très intéressant, se penchant sur le « reste du monde » – entendre celui qui est souvent oublié des autres médias, surtout quand on parle de nouvelles technologies. Une preuve supplémentaire de son intérêt est un article sur deux contributeurs d’OpenStreetMap, l’un en Inde, l’autre en Chine.
La cartographie est un sujet hautement politique, et OpenStreetMap, en proposant un service cartographique en ligne modifiable par tous·tes devient donc un outil politique. L’utilisateur NM$L cartographie donc les installations chinoises dans les territoires disputés, pour « protéger l’intégrité territoriale ». Un utilisateur en Inde raconte de son côté le sentiment qui le frappe lorsqu’il voit des frontières en Inde qui ne ressemblent pas à ce qu’on lui a appris à l’école.
The mysterious user editing a global open-source map in China’s favor, Rest of the World, 29 mars 2021
Une troisième et dernière mention de Laurence Allard pour ce numéro. Elle propose mercredi prochain un webinaire sur les NFT, avec divers invité·es. « Ce webinaire a vocation de présenter à un public curieux l’état des lieux technologiques et artistiques – avec un focus sur les problématiques écologiques – de la rencontre entre les cryptomonnaies et les mondes de l’art, du design et de la culture », précise l’invitation.
Tout ce que vous avez voulu savoir sur les NFT’s et le CrytptoArt : techniques, usages, écologies, en ligne, mercredi 7 avril à 18 heures
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