đČ Les trolls de Caroline Delieutraz et des stars Ă la demande
Caroline Delieutraz a reconstitué les méfaits d'un troll en ligne en fouillant son disque dur. Cameo permet d'accéder à des stars en vidéo pour quelques dollars, des trolls russes s'en sont emparé.
arobase, câest chaque semaine une rencontre avec celles et ceux qui font internet (artistes, vidĂ©astes, chercheuses et chercheurs, journalistes) ; des pĂ©pites, souvenirs de temps passĂ© sur internet ou documents originaux ; des rendez-vous de choses Ă voir et Ă Ă©couter.
đČ Rencontre avec Caroline Delieutraz
Caroline Delieutraz a rĂ©cupĂ©rĂ© il y a quelques annĂ©es le disque dur dâun homme quâelle appelle AurĂ©lien. En 2019, elle prĂ©sentait dans lâexposition When We Were Trolls le fruit de son exploration particuliĂšre ; AurĂ©lien Ă©tait un troll autoproclamĂ© et cyberharceleur assumĂ©.
Ă la galerie 22,48m2, qui exposait ses Ćuvres, lâespace Ă©tait occupĂ© par des existences sans corps. Seul des masques difformes reliĂ©s Ă des chaussures se mettaient en travers du visiteur. Peut-ĂȘtre une maniĂšre de rappeler que les fantĂŽmes numĂ©riques anonymes laissent toujours des traces bien physiques.
Les traces Ă©taient Ă©talĂ©es sur les murs, sous diffĂ©rentes formes. Caroline a agi comme une enquĂȘtrice, dissĂ©quant le disque dur dâAurĂ©lien, recrĂ©ant ses mĂ©faits, exposant son tĂ©moignage. Une vidĂ©o montre ainsi les prĂ©paratifs pour torturer des internautes, les photomontages, les plans dâattaques, les discussions ou les tentatives de piratage de comptes des victimesâŠ
Une autre vidĂ©o recrĂ©e une nouvelle abandonnĂ©e dans lâordinateur, oĂč AurĂ©lien sâimagine « en hĂ©ros destructeur, faisant rĂ©gner la terreur pour le compte de dĂ©esses, dans un univers intergalactique oĂč les vaisseaux sont appelĂ© âForumâ », comme le dĂ©crit Caroline.
Les Ă©changes entre Caroline et le troll sont rĂ©incarnĂ©s, grĂące au masque dâun personnage dâanimation et une synthĂšse vocale. « Troller est un sacerdoce, une abnĂ©gation, une libertĂ© dâesprit absolument inconditionnelle », se vante ainsi AurĂ©lien, sans grande Ă©motion, mais semble-t-il beaucoup de fiertĂ©, persuadĂ© de son intelligence supĂ©rieure.
La visite de lâexposition nâĂ©tait pas particuliĂšrement agrĂ©able. Jâai eu lâimpression dâen ressortir poisseux, dâavoir vu une glorification de ces agissements. « Je n'ai pas cherchĂ© Ă Ă©viter l'inconfort, me racontait Caroline Delieutraz il y a plusieurs mois. Je pense que beaucoup de visiteurs l'ont ressenti, et moi aussi en parcourant pendant des semaines ce disque dur. J'ai essayĂ©, sans prendre position, de proposer une forme de dĂ©cryptage qui, de mon point de vue, contribue Ă neutraliser le pouvoir de nuisance des trolls. »
Hier, par mail, elle confirme ces propos, les prĂ©cisant avec une citation de lâhistorien Christian Ingrao, spĂ©cialiste de lâhistoire du nazisme : « Je suis persuadĂ© que si on veut comprendre la violence, il faut s'intĂ©resser Ă ceux qui la commettent et non Ă ceux qui la subissent. »
Elle ajoute par ailleurs, que travailler sur cette exposition lui a permis de mieux comprendre certains comportements en ligne : « Je comprends mieux les mécanismes du harcÚlement en ligne et surtout l'imaginaire et les mythes qui le porte. Je comprends mieux comment s'articulent harcÚlement en masse, fake news, théories complotistes, mécanismes de captation de l'attention par les plateforme et comment cela entraßne une polarisation de la société et finalement une crise de la démocratie ! »
Se trouver au milieu de traces de tortures, prodiguĂ©es en ligne, pour le seul divertissement nâĂ©tait pas de tout repos. Le web est exposĂ© dans ses dĂ©tails les plus glauques, pour mieux les dissĂ©quer.
PĂ©pites
Chaque semaine, je vous propose des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux.
Pour proposer des vĆux originaux et « faire le buzz », les commerçants bastiais ont dĂ©pensĂ© un peu plus de 320 euros : ils ont demandĂ© Ă Chuck Norris de dire « Pace e salute » devant une camĂ©ra, en passant par Cameo.
Cette plateforme, qui existe depuis quelques annĂ©es, propose des interactions vidĂ©os â messages enregistrĂ© ou Zoom â avec des gens suffisamment connus pour que dâautres soient prĂȘts Ă dĂ©penser un peu dâargent. La plateforme prend une commission sur toutes les ventes.
Il y a quelques annĂ©es, nombreux furent les grincements devant les vidĂ©os dĂ©dicacĂ©es, contre une poignĂ©e dâeuros, par Tibo Inshape â dont nous vous parlions dans un prĂ©cĂ©dent numĂ©ro. GrĂące Ă une discussion sur JeuxVideo.com, on dĂ©couvre par exemple la vidĂ©o que Tibo Inshape a rĂ©alisĂ©e pour le pot de dĂ©part de ClĂ©ment, pour 36 euros.
Dans une vidĂ©o Ă©voquant ses revenus, Tibo Inshape balayait les critiques : « Certaines personnes peuvent sâoffusquer du prix, mais faire payer, câest le seul moyen de contrĂŽler un petit peu⊠(âŠ) Si ce nâest pas gratuit, ça sera toujours trop cher. (âŠ) Le plus important pour moi, câest que les personnes qui reçoivent ces vidĂ©os soient contentes. »Â
Il a fallu une pandĂ©mie et plusieurs crises pour que le regard change sur ces pratiques et quâon cĂ©lĂšbre la crĂ©ativitĂ© du capitalisme, et les bienfaits de la technologie pour enrichir la palette des relations entre cĂ©lĂ©britĂ©s et fans.
Cameo est nĂ©e en 2016 Ă Chicago, fondĂ© par Steven Galanis et Martin Blencowe, ancien manageur en NFL, la ligue amĂ©ricaine de football. Elle propose aujourdâhui une interaction vidĂ©o avec plusieurs milliers dâacteurs et actrices, des sportifs, des protagonistes de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© voire des suprĂ©macistes blancs comme Gavin McInnes, le crĂ©ateur des Proud boys, avant la suppression de son compte dĂ©but janvier.
« Lâenjeu nâest pas de gagner de lâargent, mais dâexister mĂ©diatiquement. Plus vous exister, plus câest rentable, et inversement », analyse Virgile Caillet, dĂ©lĂ©guĂ© gĂ©nĂ©ral dâUnion sport cycle et spĂ©cialiste en mĂ©diatisation du sport, interrogĂ© par Ouest-France. Il y voit dâailleurs le signe dâune Ă©volution de la rĂ©ception du sport, du direct au story-telling. La plateforme surfe donc sur la transformation de ces cĂ©lĂ©britĂ©s en mĂ©dias voire en marques, avec lesquelles les internautes veulent interagir.
Et, comme tout objet numĂ©rique Ă la portĂ©e dâinternautes, Cameo peut faire naĂźtre le pire comme le meilleur. Du plus crĂ©atif au plus nĂ©faste. Le New York Times racontait rĂ©cemment comment, reprenant les codes de Cameo, Caldwell Tidicue, acteur et participant de RuPaul, a imaginĂ© une annonce de divorce grĂące Ă la plateforme.
Le succĂšs Ă Ă©tĂ© tel que de nombreuses demandes similaires dâannonces de rupture ont Ă©tĂ© faites, dâabord sous forme de blagues. Selon Steven Galanis, le fondateur du site, citĂ© par le New York Times, Cameo ne fait que propager du bonheur, et « les talents ne feraient pas les vidĂ©os sâils estimaient causer du tort Ă quelquâun ».
Laisser les « talents » dans lâignorance est peut-ĂȘtre le meilleur moyen de leur faire croire quâils ne causent aucun tort. Câest la stratĂ©gie utilisĂ©e par des activistes russes, dans une opĂ©ration dâinfluence dâampleur, Ă la suite de la dĂ©tention de Maxim Shugaley, stratĂ©giste politique, soupçonnĂ© de manipuler les Ă©lections et emprisonnĂ© en Libye.
Les acteurs Charlie Sheen ou Danny Trejo ont ainsi enregistrĂ© des vidĂ©os de soutien, grĂące Ă Cameo, opportunĂ©ment reprises par des mĂ©dias russes - sans en signaler la provenance - pour crĂ©er du bruit en ligne au sujet de Maxim Shugaley, comme lâont racontĂ© le Stanford Internet Observatory et Foreign Policy.
Ă quoi bon se prendre la tĂȘte avec des deepfakes, si une centaine dâeuros permet dâavoir une vidĂ©o « vĂ©ritable » ?
Ă visiter, Ă Ă©couter
Jusquâau 6 fĂ©vrier, vous pouvez faire un tour Ă lâAvant Galerie Vossen pour lâexposition De la Tulipe Ă la Crypto Marguerite, qui rĂ©unit plusieurs artistes autour dâun mĂȘme thĂšme, celui de la spĂ©culation. De la tulipomanie du XVIIe siĂšcle au crypto-art, lâexposition propose une rĂ©flexion sur le marchĂ© et son influence sur les artistes.
Les tulipes gĂ©nĂ©rĂ©es grĂące au machine learning dâAnna Ridler cĂŽtoient des portraits de Satoshi Nakamoto â le pseudonyme utilisĂ© par celui, celle, ou ceux, qui ont crĂ©Ă© le bitcoin â ou une Ă©vocation brumeuse des tendances du marchĂ© peinte par Louise Belin.
Le samedi midi, Albertine Meunier propose mĂȘme une initiation au crypto-art, qui permet grĂące Ă lâingĂ©nierie de la blockchain, de figer la propriĂ©tĂ© dâune Ćuvre numĂ©rique, tout en la laissant se promener sur les rĂ©seaux, et de prĂ©-programmer un droit de suite, câest Ă dire un pourcentage touchĂ© par lâartiste Ă la revente de son travail.
De la tulipe Ă la Crypto Marguerite, Avant Galerie Vossen (Paris), du mercredi au samedi de 14 heures Ă 18 heures, jusquâau 6 fĂ©vrier
« Maybe Iâm not pretty, maybe Iâm just fun⊠» Mise en ligne sur Spotify il y a quelques jours, la chanson de Jessia est nĂ©e sur TikTok. En quelques vidĂ©os, on est passĂ© dâun refrain partagĂ© par lâutilisatrice depuis sa voiture Ă une version finale rĂ©utilisĂ©e par les utilisatrices et utilisateurs de lâappli. Elle atteignait le 20 janvier plus de 5,4 millions d'Ă©coutes sur Spotify. @perrineam raconte toute lâhistoire sur son compte Twitter.
Iâm not pretty, Jessia, 2021
On parle de nous
LouZou, son nom sur Twitter, a partagĂ© le prĂ©cĂ©dent numĂ©ro dâarobase, faisant naĂźtre une conversation autour du concept dâ« habiter Whatsapp », et des promesses de tables rondes avec lâauteur et lâautrice de lâarticle de recherche dont nous parlions.
Faites comme elle : partagez arobase à vos proches, vos ami·es, vos abonné·es et plus loin encore. Et merci à Louise !