📽Quelle distance pour raconter les communautés en ligne ?
Chloé Galibert-Laîné explore les risques d'exotisation dans les documentaires fabriqués à partir d'images trouvées en ligne. On parle aussi de GeoGuessr.
📽Rencontre avec Chloé Galibert-Laîné
Il y a quelques semaines, à l’occasion d’une discussion avec Gabrielle Stemmer, on parlait des films réalisés à partir d’images ou de contenus trouvés en ligne. Gabrielle a réalisé Clean With Me (After Dark), géniale compilation de femmes américaines se filmant en train de faire le ménage.
Les documentaires réalisés à partir de vidéos en ligne sont nombreux et sont facilités par la diversité et l’accessibilité des contenus. Vous pouvez ainsi découvrir Transformers : the Premake, de Kevin B. Lee, sorti en 2014, qui s’intéresse aux productions des fans de Transformers suivant la réalisation du quatrième épisode de la saga aux Etats-Unis et en Asie, et s’interroge sur ce travail gratuit, et le contrôle sur les images de Paramount autant que du gouvernement chinois.
Les documentaires composés d’images trouvées en ligne sont au cœur du travail de thèse de Chloé Galibert-Laîné, chercheuse à l’École d’art et de design de Lucerne, en Suisse, et plus spécifiquement des risques d’exotisation des communautés en ligne étudiées par ces films. Sa thèse est en cours d’achèvement et s’appuie sur deux vidéos qu’elle a réalisées de la sorte, disséquant chacune un video essay : Watching The Pain of Others et Forensickness.
« Je m'intéresse aux films qui donnent à voir différentes communautés d'internautes ainsi qu’aux enjeux éthiques et politiques de ce travail d'appropriation », détaille Chloé par téléphone, il y a quelques jours. Ces vidéos sont faciles à alimenter : le contenu est à disposition de tous. « On peut juste aller sur Youtube et voir des vidéos mises en ligne par plein de communautés à différents points du globe. Le danger dans ces projets de films, c’est que dans toute pratique appropriationnelle, il y a quelque chose d'exotisant », confirme la chercheuse.
L’exotisation a été décrite au siècle précédent et s’appuie au moins sur deux processus : en premier décontextualiser des observations, les déconnecter de leur contexte originel, et ensuite, en fétichisant certains objets ou concepts, mêmes si ces objets et concepts n’avaient rien de mystérieux dans leur contexte originel.
« Ce qui m'intéresse encore plus précisément, c'est de savoir comment les cinéastes se mettent en scène eux-mêmes dans les films pour à la fois situer le regard mais aussi se mettre dans l'équation, avec parfois une stratégie pour retourner les attentions vers eux-mêmes. »
Les réalisateur·ices adoptent deux stratégies dans les films utilisant des vidéos trouvées en ligne, résumé Chloé. Le premier, c’est de s’impliquer dans le film, par une voix-off ou par une manipulation de l’écran. « Ça permet de situer le lieu depuis lequel ces images sont regardées, c'est moins objectifiant, même si certains films ainsi réalisés ont été critiqués car le ou la cinéaste se met trop en avant. » L’autre stratégie, c’est de se mettre complètement en retrait, en ne montrant que les matériaux.
Une partie du travail de Chloé Galibert-Laîné dans sa thèse est une analyse détaillée, plan par plan, de plusieurs films. Dans Watching The Pain of Others, elle se filme en pleine analyse du film The Pain of Others, de Penny Lane, sur des femmes américaines qui documentent la maladie des Morgellons dont elles se déclarent atteintes, qui adopte la seconde stratégie décrite, en montrant de large extraits des vidéos, sans remontage fantaisiste.
« De tels films, on en fait depuis quinze ans et le début de YouTube, rappelle Chloé. En regardant ces films-là , on voit aussi l’histoire de YouTube. » Parmi les films, elle cite deux travails, aux antipodes dans leur réalisation et leur réception. Le premier, c’est Of the North, de Dominic Gagnon qui rassemble des vidéos mises en ligne par des Inuits.
Le film avait créé débats et malaise au Canada, certains opposant la liberté de création du vidéaste à d’autres reprochant au réalisateur de ne pas avoir demandé la permission d’agréger et mettre en lumière des extraits vidéos publiés par des anonymes dans l’obscurité du web.
Elle cite, à l’inverse A Self-Induced Hallucination, de Jane Schoenbrun, qui se penche sur les creepypastas, légendes urbaines circulant en ligne, et plus précisément le Slenderman. « La cinéaste se situe en tant qu’ancienne fan et ancienne pratiquante et elle a un regard tendre et respectueux, observationnel sans être exotisant », décrit Chloé Galibert-Laîné.
Pépites
Chaque semaine, je vous propose des pépites, souvenirs de temps passé sur internet ou documents originaux.
L’autre jour, on a réalisé que notre voisin était posé chez lui, avec deux vidéastes-créateurs suivis par des centaines de milliers de gens, les trois devant un écran. Quelques recherches sur internet nous ont permis de rapidement débusquer la chaîne Twitch du voisin, sur laquelle il streamait une partie de GeoGuessr.
L’objectif du jeu : deviner où ont été prises les images tirées de Google StreetView présentées aux joueur·ses. « Dans les speedruns GeoGuessr, les compétences et la chance jouent une part importante, témoigne GeoPeter dans un article de Wired sur le jeu. Vous tombez à des endroits différents à chaque fois, et dans certains endroits, c’est improblable d’avoir de bons résultats quelque soient vos talents. »
Au fil de la partie jouée par mon voisin, j’ai compris quelques astuces utilisées par les plus talentueux pour identifier les images, au-delà des simples panneaux et langages locaux. Des astuces qui en disent beaucoup sur les conditions de productions des images de Google StreetView, un sujet qui nous a déjà intéressé dans une précédente édition d’arobase.
Ainsi, sur les routes du nord-est de la Tunisie, la « Google car » est escortée par un lourd SUV vert kaki. Un SUV blanc suit la voiture dans les rues nigériannes. En Alaska, on peut même voir deux « Google car » l’une à la suite de l’autre. Ces voitures sont conduites par des prestataires, s’il est besoin de le rappeler.
D’autres territoires restent inexplorés par les voitures de Google (qui reste avant tout guidé par l’argent). Des initiatives naissent alors pour pallier ces manques, tant ils peuvent avoir des conséquences sur le tourisme ou le développement local.
Mais ces ajouts ne sont pas au goût des joueur·ses de GeoGuessr, raconte Rest of World. Dans une présentation du jeu sur Reddit, on peut lire sur ces images qu’elles sont « souvent d’une très mauvaise qualité par rapport aux images produites par Google », avec des photos « pixellisées » rendant la lecture des panneaux compliquée. « Si quelqu’un téléverse des images à un endroit, Google sera moins enclin à s’y rendre et nous n’aurons jamais d’images de bonnes qualités de ces lieux », ajoute le petit tuto.
Des désagréments pour certain·es utilisateur·ices qui ont donc décidé de contacter les personnes enrichissant en images Google StreetView pour leur demander d’arrêter. Selon Rest of World, des contributeur·ices à Zanzibar, au Bouthan ou en Jordanie ont été contacté pour qu’ils se mettent en pause. Sans grand succès pour l’instant.
À lire
Charlotte Moreau tient le blog Balibulle depuis quinze ans, mais avec l’incendie d’un datacenter d’OVH à Strasbourg le 10 mars dernier, elle a tout perdu. Elle raconte sur ELLE son désarroi et l’absence d’archives simple à restaurer.
« Comme des spectres, les blogs damnés d’OVH hantent désormais la Toile. Il suffit d’aller sur archive.org pour les faire apparaître, désossés, en haillons. (…) On y fouille comme dans les décombres d’un crash numérique. Mon blog y a été immortalisé plus de 700 fois. Celui d’Isabelle Thomas y figure aussi. Et de nombreuses followeuses nous envoient ces liens, pleines d’espoir et de sollicitude. Ramener ces milliers de fossiles à la vie, les réinjecter un par un dans un blog tout neuf, oui ce serait déjà ça. Mais c’est un travail aussi parcellaire que titanesque. »
Elle n’est pas la seule a avoir vu disparaître plusieurs années de vie en ligne avec cette incendie et contacte notamment Isabelle Thomas, qui tenait Mode personnel(le), ou Géraldine Dormoy, l’autrice de Café Mode. On découvre alors que certaines lectrices avaient imprimés les billets des blogs, et les avaient même reliés…
Quinze ans de blog détruits : « Ce goût de cendre dans ma bouche », Charlotte Moreau, ELLE, 21 avril 2021
Un dernier pour la route
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