Câbles sous-marins, modération et circulation
Une éruption volcanique privant les Tonga d'internet rappelle, parmi d'autres histoires et s'il est besoin, que nos aventures et créations virtuelles nécessitent des supports humains et matériels.
La reprise habituelle de notre programmation s’avère un peu plus compliquée que prévue. En attendant, quelques pépites, quelques infos, des rendez-vous, des recommandations…
Infrastructures
En 2019, c’était un problème technique qui avait coupé les Tonga d’Internet pendant deux semaines. Aujourd’hui, c’est le tsunami déclenché par une éruption volcanique qui a coupé le seul câble permettant à l’île de se connecter au monde. Autant dire à un moment où ces technologies sont utiles.
Cet événement m’évoque deux choses. La première, c’est la fragilité et la matérialité d’internet, qu’on oublie trop souvent. Internet existe grâce à ces réseaux, entretenus par des humains. lundimatin racontait il y a plusieurs mois les câbles sous-marins, et leur géopolitique.
La seconde, c’est le travail de Gaël Musquet, que Xavier de La Porte a rencontré récemment pour un épisode du Code a changé. Il a notamment travaillé sur l’outillage technologique à prévoir en cas de catastrophe. Autant de rappels de l’importance du matériel chaque jour, et surtout de la possibilité de son absence.
Littérature et technologie
J’ai acheté il y a quelques semaines le livre Littératures, performances et technologies, coordonné par Lucile Olympe Haute1 et Allan Deneuville. Le livre est très surprenant parce qu’il essaie de mêler différents mondes qui semblent compliqués à figer sur du papier, que ce soient les technologies et Internet, les performances artistiques ou les dispositifs de recherche-création.
Le résultat est suprenant donc, mais surtout passionnant. Aux côtés de Bérénice Serra, on réfléchit aux gestes du numérique, et plus précisément à celui des utilisateur·ices d’Android qui écrivent en rejoignant d’un seul geste sur leur clavier les lettres d’un mot. Lucille Calmel et Macklin Kowal échangent à distance entre la Belgique et la Grèce, en plein (premier) confinement, sur un même Google Doc illustré de moults chats sur les liens entre langage et technologie.
Citons aussi le travail de Rémi Forte, sans travail Pensées. L’artiste-chercheur génère un texte poétique avec l’aide d’un algorithme, qui se dévoile sous différentes formes, de sa préparation cœur d’un terminal jusqu’à sa présentation dans les pages du livre.
Pour boucler sur notre revue, citons au sujet de ces poèmes-machines nos entretiens avec l’artiste Allison Parrish, qui tresse des poèmes avec l’aide des algorithmes, ou avec la chercheuse Magali Nachtergael, qui déconstruit le « génie poétique » et revient sur l’intervention des machines dans la construction poétique.
Modération
Numerama a publié il y a quelques mois une vidéo sur le cyberviolences subies par des streameuses sur Twitch. Elles évoquent les cyberharcèlements subis et le caractère intrinsèquement sexiste de ces violences. Elles suggèrent brièvement les solutions qui pourraient être mises en œuvre, mais déplorent qu’elles ne soient pas .
« Je ne veux de mal à personne. Je voulais lui faire comprendre que son baratin commence à m’énerver. On change de protocole sanitaire tous les jours, j’ai dû payer pour faire un test parce que je n’étais pas vaccinée, ça m’a gonflé », témoignait Jocelyne, femme de 70 ans, dans Le Parisien. Pour « faire comprendre » à un ministre, elle lui a recommandé dans un message d’aller « se faire euthanasier ». Facebook l’a bannie 48 heures et l’a placée sous surveillance algorithmique.
Face à ces violences, la modération est souvent critiquée. On a déjà évoqué les modérateur·ices à l’occasion du podcast de Lucie Ronfaut sur le sujet. Dans un article publié par Le Monde, Lucie raconte le recours à la modération communautaire et à des modérateur·ices bénévoles.
Début novembre, Valérie Rey-Robert, qui a travaillé 20 ans dans une entreprise de modération revenait dans un billet de blog sur ses activités. Elle plaide notamment pour un recours plus fréquent à une modération automatique.
« La modération automatique ne produit pas plus d’erreurs, si bien utilisée, qu’un modérateur humain. Je vous défie de voir plusieurs milliers d’images par jour, des milliers de commentaires sans avoir l’esprit qui vagabonde et laisser passer une horreur. Qui plus est la modération automatique modérera toujours de la même façon car elle n’a pas d’émotions (…) La modération automatique permet une rapidité que n’aura jamais un humain. (Et) si elle permet de préserver les humains de propos, vidéos et images degueulasses alors elle doit être employée. »
On se plaint souvent des modérations automatiques défaillantes, notamment lorsqu’elles sont promptes à effacer des messages anodins ou lorsqu’elles font des choix plus contestables. L’argument développé par Valérie Rey-Robert est néanmoins intéressant et rappelle que le métier qu’on fait subir aux modérateur·ices est insupportable.
Brocoli
En six minutes, Tracks rencontre et raconte le travail des artistes Émilie Brout et Maxime Marion, connu·es pour leurs détournements des codes du web à leur profit et au profit de l’art. Ils dissertent notamment sur les mots nécessaires à Google pour assurer la bonne présentation d’un brocoli dans leur vidéo générative b0mb, illustrant un poème de Gregory Corso, récité par son auteur.
Circulation
Pour illustrer l’article d’un collègue, Iain Treloar, journaliste australien, se prend en photo, mimant le vol d’un vélo. Le web étant ce qu’il était, cette photo ne reste pas cantonnée à son premier lieu d’hébergement. Dans un billet, Iain Treloar raconte toutes les péripéties arrivées à cette photographie en près de dix années d’existence…
« Dans les années qui ont suivi la photo, j’ai vécu dans la même ville, je me suis marié, j’ai changé de boulot, j’ai eu des enfants. C’était en gros sécurisé et stable. Mais en tant que voleur le plus connu d’internet, j’ai été défoncé sur la côte amalfitaine, j’ai observé les sommets neigeux du Canada et je suis devenu un Gavroche des rues de Tirana. »
Modération (bis)
Comme l’explique très bien Lucie Ronfaut, Tumblr a filtré certains mots-clés dans son appli iOS, pour répondre strictement aux conditions d’utilisation de l’App Store. L’ironie de l’histoire, c’est que parmi les mots clefs filtrés figure « submission », qui est automatiquement ajouté à certaines publications, lorsque l’utilisateur·ice publie un post à partir d’une suggestion de ses lecteur·ices…
Rendez-vous
Le collectif NØ s’est emparé de la programmation du laboratoire de la Gaité Lyrique, établissement culturel qui met en avant les « cultures post-internet », pour composer un NØ LAB en plusieurs rendez-vous.
Des conférences et des ateliers sont prévus, par exemple sur la beauté du code ou les NFT. Je participerai de mon côté à une conférence sur la culture internet et les réseaux sociaux, le 24 février, intitulée Au-delà du doomscrolling. Il est prudent de réserver !
On a discuté avec Lucile il y a quelques semaines, dans un précédent numéro d’arobase, pour parler des cybersorcières.