Le chemin de croix de Facebook et des contempteurs du clic-droit
Filipe Vilas-Boas essaie de matérialiser les problèmes et défis créés par le numérique. Mais aussi la colère de propriétaires de NFT, une histoire de Zepeople et la naïveté face aux algorithmes.
Rencontre avec Filipe Vilas-Boas
Sa croix romaine aux allures de logo de Facebook trônait fièrement dans la précédente édition de cette newsletter et au milieu du chœur de l’ancienne abbaye à Soissons, à l’occasion de l’exposition Deus Ex Machina. Elle a également parcouru les rues de Namur à l’occasion du Kiik Festival la semaine dernière.
Transformer en symbole religieux un logo familier est pour l’artiste un moyen de suggérer un parallèle entre les géants numériques et les religions. « Ça me permet de parler du poids des entreprises privées dans la sphère publique tout autant que dans celle de l’intime. Ça me permet aussi de parler de pouvoir, qui pèse sur les individus et la société en général », raconte Filipe que j’ai appelé il y a quelques jours. Ce n’est pas la seule œuvre qu’il a réalisée liant ces deux sujets.
« Avec la croix, il y a l'idée de supporter un poids, de le mesurer en le prenant sur l'épaule. Le mythe du sauveur individuel est mis de côté : ça devient quelque chose de collectif, où chacun porte un peu cette croix. »
Avec Carrying The Cross, le logo de Facebook se promène ainsi sur son épaule, et sur celle d’autres personnes, dans des chemins de croix réguliers, mais c’est « l’opportunité graphique » plus que l’envie de se concentrer contre ce réseau social en particulier qui l’a guidée. « Avec une famille éclatée dans le monde entier, je suis un utilisateur quotidien de Facebook », confie-t-il, donnant peut-être là une raison d’être encore plus attentif aux destinées du géant numérique.
« Tous les mastondontes numériques sont concernés, poursuit l’artiste. Ils sont incontrôlables. Surtout que s’ils n’arrivent plus à retenir leur public, en un gros chèque, ils peuvent racheter ou développer l’usage ou le réseau qu’ils n’ont pas vu venir. » Filant la métaphore religieuse, il ajoute : « Il leur faut recruter régulièrement des fidèles, comme des chapelles. »
Convoquant la « destruction créatrice » chère aux économistes néo-liberaux, c’est à la hache que Filipe a attaqué sa croix il y a quelques jours à Zurich, à l’occasion du festival d’art numérique de la ville, pour exposer les dessous du « F », avec comme objectif de « récupérer les miettes pour en faire quelque chose : il y a des choses qu’on peut réutiliser dans in réseau social comme Facebook ».
À partir du 18 novembre, Filipe Vilas-Boas présentera à la Galerie Césaria Evora d’Évry une nouvelle œuvre, La ligne rouge. Selon ses mots, c’est une transposition du jeu Snake dans le monde physique, pour « donner corps aux algorithmes ». L’idée existe depuis plusieurs années dans sa tête, mais il a fallu la rencontre avec un spécialiste des algorithmes multi-agents pour la mettre en œuvre. « J'essaie de raconter où j'en suis, ce que nous sommes en train de vivre, et de le matérialiser », résume Filipe.
L’histoire de… clics-droit
C’était un samedi midi et nous étions six à l’Avant-Galerie pour parler de crypto-art, dans un atelier animé par l’artiste Albertine Meunier. Il y avait notamment un artiste très jeune et une galeriste un peu plus âgée. S’il fut beaucoup question de « crypto », il fut moins question d’art. Certains se voyaient déjà riches de leur dessins, d’autres essayaient de comprendre comment ne pas rater la dernière mode.
La discussion était très technique. Il fallait comprendre la blockchain, les jetons non-fongibles, ou NFT. Il y avait des promesses, dont nous avons déjà parlé ici, comme notamment le droit de suite, qui permet à un·e artiste d’être rémunéré sur chaque vente de son œuvre.
On a également parlé du risque de double spéculation autour de ces œuvres : celle inhérente au marché de l’art, où certains achètent dans l’espoir de revendre à meilleur prix ; mais également celle inhérente aux cryptomonnaies, car la promotion des transactions effectuées avec des cryptomonnaies fait augmenter leur valeur.
Ces concepts sont assez complexes, et largements abstraits : les jetons non-fongibles, la propriété inscrite quelque part dans la blockchain, qui n’est associée à aucune possession ni concrète, ni virtuelle. S’y ajoutent les espoirs de certains d’être riche rapidement et massivement. Tout cela crée de nombreuses tensions, caractérisées récemment par un débat autour du clic-droit.
Le clic-droit, c’est celui qui permet de télécharger n’importe quelles images ; même celles associées à des NFT1. « Tu penses que c’est drôle de faire des captures d’écran des NFT des autres, tançait un internaute. Le vol de propriété est une blague pour toi ? Je t’informe que la “blockchain” ne ment pas. Je possède cette image. Meme si tu l’enregistres, c’est ma propriété. Tu es furieux de ne pas posséder l’art que je possède. Supprime cette capture d’écran. »
Des propriétaires – et promoteurs – de NFT ont ainsi imaginé ce qu’ils appellent la « right click mentality », décryptée par Vice. Un état d’esprit qu’ils semblent combattre sérieusement, qui consiste à ne pas « jouer le jeu » et à télécharger l’image associée à un NFT sur son ordinateur même si on n’en est pas officiellement le propriétaire. Matthew Gault et Jordan Pearson écrivent dans Vice :
« Pour les tenants du clic-droit, le grand livre de la blockchain où sont nichés les reçus est un mythe réconfortant utilisé par les propriétaires de NFT pour légitimer leurs revendication de propriété d’un jpeg. C’est du “slacktivism” ; une manière simple de signaler le problème, sans prendre beaucoup de risques. Cliquer-droit sur un jpeg et le télécharger pour l’envoyer ensuite au propriétaire du NFT associé, c’est une façon de montrer que le roi est nu. Pendant ce temps, les fans des NFT font des millions grâce à leur roi nu. »
À lire, à écouter
C’était avant Facebook. Juste avant. Les jeunes de l’époque pouvaient retrouver les traces de leurs soirées sur plusieurs sites. Les photos avec le filigrane Tilllate ou Soonnight permettaient de retrouver des traces des soirées précédentes, des rencontres nocturnes. Et il y avait Zepeople.
Un article très fouillé de Trax raconte l’histoire de ce site, commencé en 2000 comme espace de ragots et photos du lycée privé La Tour, à Paris. Renommé thepeople.fr.st, puis zepeople.com, le site s’étend petit à petit à la jeunesse de l’ouest parisien et accueille, sur la proposition d’une figure des nuits parisiennes, les photos de différentes soirées. Le site s’agrémente de nombreuses fonctionnalités « sociale » et est une référence.
« On était jeunes et cons. On s’est amusés en profitant d’une bonne époque. »
Mais le succès sera stoppé net à l’arrivée de Facebook en France, à la fin des années 2000. Alors qu’ils viennent de refuser quelques mois plus tôt une belle offre de la radio NRJ, l’équipe voit tous ses membres déserter pour le réseau social américain.
La grande épopée de Zepeople, premier site dédié aux nuits de la jeunesse dorée des années 2000, Christophe Wilson, TRAX, 4 novembre 2021
Noita raconte à Jeanne Mayer, qui poursuit ses documentaires audio sur internet, après Chip Chan et les ados qui « shiftent », son histoire et ses interrogations. Entraînée par la logique de recommandation du web social ou de ses recherches Google, et poussée par une forme de naïveté et de la curiosité, elle plonge à la recherche des extraterrestres ou de médecins alternatives.
C’est également grâce à la recommandation algorithmique qu’elle reviendra petit à petit sur ses croyances et les réévaluera, en regardant les vidéos des « sceptiques » proposées à la suite d’une expérience visant à créer un crop circle à partir de rien.
Noita et les algorithmes : clou de girofle et complotistes, Jeanne Mayer, Les Pieds sur Terre, 4 novembre 2021
Un dernier pour la route
Le NFT est en effet un certificat de propriété de quelque chose qui est souvent immatériel et duplicable, que ce soit une image, une vidéo, un gif ou un objet numérique comme des « cartes Panini ».