Un manipulateur de réseaux sociaux à la chaîne et des arnaqué·es
Ben Grosser est un artiste qui crée des œuvres pour nous faire réfléchir à l'impact des réseaux sociaux sur nos vies. Plusieurs histoires récentes racontent ce que vivent les arnaqué·es d'internet.
Rencontre avec Ben Grosser
Si nous avons besoin des artistes dans nos vies, c’est par exemple pour qu’ils et elles nous aident à imaginer ce que serait le monde « si »… Et non seulement l’imaginer, mais aussi le vivre ou le ressentir, en allant au bout de leur idée. C’est un peu ce qui guide Ben Grosser, artiste et chercheur américain, spécialisé dans l’étude des réseaux sociaux.
Il y a près de dix ans, par exemple, il s’est demandé ce que seraient les réseaux sociaux sans tous ces chiffres qui documentent et quantifient l’activité des utilisateur·ices. Il a développé plusieurs extensions permettant d’ôter ces metrics. « Lorsque j’ai sorti cette extension, beaucoup de gens ont trouvé que c’était une idée étrange, se souvient Ben Grosser, avec qui j’ai discuté sur Zoom il y a quelques jours. Aujourd’hui, ils peuvent l’expérimenter. L’art a la capacité et la responsabilité de montrer des points de vue alternatifs. »
Plusieurs œuvres de Ben Grosser s’intéressent à l’impact des métriques sur les utilisateur·ices. Il a répliqué son extension pour Facebook sur Instagram ou Twitter. Il a démultiplié les petites notifications rouges de Facebook. Il a créé de nombreux outils d’offuscation, qui faussent ces chiffres, et ce que les réseaux gardent de nous, en créant du bruit autour, que ce soit pour Google, TikTok ou Facebook, encore. « Ce que montrent ces travaux, en creux, c’est qu’un jour, Mark Zuckerberg et ses amis ont décidé de mettre un chiffre sur chaque élément. »
Instagram a communiqué sur sa volonté de réduire l’affichage de ces chiffres, sans grande ambition. Jack Dorsey, patron de Twitter, a déclaré publiquement que le décompte des abonné·es était mauvais pour les utilisateur·ices, sans pour autant expérimenter la disparition de cet indicateur. Différents travaux de recherche, parfois menés par les plateformes elles-mêmes, montrent les effets désastreux de ces chiffres, et pourtant, ils sont toujours là, utiles à la viralité et à l’engagement, et donc à la croissance économique.
S’il est un homme fasciné par les métriques, c’est bien Zuckerberg. On avait partagé, il y a quelques semaines, Mark, le film de Marion Balac qui l’imaginait en héros d’un musical. Ben Grosser s’est assigné une autre tâche. « J’ai voulu faire un film avec les mots “more”, “growth” et les décomptes qui parsemaient les discours de Mark Zuckerberg. Quand j’ai eu l’idée, je pensais que ça ferait dix minutes maximum, mais je voulais voir ces dix longues minutes. Mais ça a dépassé mes plus sombres attentes… »
Le film Order of Magnitude dure près de 50 minutes, une longueur qui montre « l’obsession » du patron de Facebook pour les chiffres. L’œuvre miroir, Deficit of Less, à la recherche du mot « less » dans les interventions publiques de Mark Zuckerberg est tout aussi fascinante.
« Ce qui est intéressant, c’est que jusqu’à 2013, le nombre d’utilisateur·ices ne cesse de croître. Et d’un coup, Mark Zuckerberg ne parle plus du nombre d’utilisateur·ices mais du nombre de personnes encore à atteindre pour connecter le monde entier. Son objectif est le monde entier. »
Aujourd’hui, Facebook a avalé ses concurrents les plus sérieux et touche toujours plus de monde. L’entreprise pourchasse les scientifiques, artistes et toute personne essayant de comprendre comment elle fonctionne, dont Ben Grosser. Les outils bricolés sont désactivés ou leurs créateur·ices menacés de poursuites judiciaires. « Personne ne peut aujourd’hui se confronter à Facebook si le gouvernement américain n’intervient pas », analyse Ben Grosser, prenant pour preuves les récentes révélations du Wall Street Journal.
« Cette fascination pour la croissance qui vient de la culture de l’entreprenariat, de celle de la Silicon Valley ou du capitalisme est centrale dans les décisions de Facebook. Une fois qu’on comprend cela, toutes les décisions de Facebook prennent sens. Ils savent que les mécanismes toxiques pour les utilisateur·ices sont les mêmes qui les poussent à produire plus. Ils en savent plus qu’ils ne le laissent penser sur ce qu’ils font mal. »
L’histoire de… plusieurs arnaqué·es
Il y a ceux dont on a déjà parlé, derrière leurs écrans, souvent en Côte-d’Ivoire ou au Nigeria, à la recherche d’une arnaque à se mettre sous la dent. Les « brouteurs », qui usent de la malice en ligne pour grappiller de l’argent, qui laissent derrière eux des fausses lettres d’adieu et des vidéos pleines de billets verts.
Et il y a les autres, ceux qui sont de l’autre côté de l’écran et qui se laissent avoir. Fin juillet, un procureur racontait sur Twitter une histoire arrivé sur son ressort, en modifiant quelques détails pour l’anonymiser. Il a été prévenu par une banque et confie l’enquête à la gendarmerie. Un quinquagénaire vide petit à petit tous ses comptes…
L’enquête, raconte le procureur, montre rapidement que ce quinquagénaire pense discuter avec une star internationale et qu’il est persuadé qu’elle va le rejoindre bientôt. En attendant, il lui envoie régulièrement des sous. L’enquête montre que les communications viennent de Côte d’Ivoire et que l’argent y part. « Quand elle entend parler des gendarmes, très vite, Roger n'a plus de nouvelles. Plus personne ne répond à ses messages », poursuit le procureur. La plainte sera classée sans suite, faute d’identifier précisément les responsables.
Dans Seules les bêtes, un thriller de Colin Niel (dont j’ai vu l’adaptation cinématographique), un des personnages est lui aussi confronté à un brouteur. On peut voir alors ce qui se passe des deux côtés de l’écran. On retrouve, en France, les mêmes éléments : un homme désemparé et accroché, de nombreux passages au bureau de tabac pour acheter des tickets PCS…
Il y a quelques années, c’était l’émission Les Pieds sur terre qui s’intéressait à deux arnaquées. Catherine racontait sa romance à distance avec un homme qui lui a demandé de l’aide pour financer une opération chirurgicale. « Ce qui fait le plus mal, c’est l’humiliation. Comment j’ai pu être amoureuse de rien ? », témoigne-t-elle.
À voir
Dès ce soir, 23 septembre, à l’Avant-Galerie Vossen, à Paris, plusieurs artistes exposent leur obsession. Caroline Delieutraz, avec qui nous avions parlé dans un précédent numéro d’arobase, présente une palette de scorpions.
Destinés à être vendus, ils avaient été interceptés par la douane. Caroline a réussi à les retrouver, les prendre en photo et les placer au cœur d’une série d’œuvres, interrogeant les réseaux ou la place des images.
On pourra aussi voir le travail de Grégory Chatonsky, autour des « réseaux de neurones » informatiques, base de l’intelligence artificielle. Des paysages sont imaginés, composés, par un ordinateur.